Rand leva une main pour intimer le silence à tout le monde. Puis il talonna son cheval et les éclaireurs le suivirent sans un mot de protestation.
Nynaeve eut du mal à ne pas se laisser distancer. Rayon de Lune était un équidé bien plus placide que ce qu’elle aurait choisi. De retour à Tear, il faudrait qu’elle en touche un mot au palefrenier.
Après avoir contourné la colline, les cavaliers découvrirent un carré de terre constellé de trous – les multiples fosses à feu des caravanes de passage. Une voie plus petite que la leur formait bien un carrefour avant de remonter un peu vers le nord puis de redescendre vers le sud.
Au centre exact du carrefour, un guerrier du Shienar regardait approcher la délégation. Petit et mince, ses cheveux gris encadrant un visage rond, il n’était plus de la première jeunesse. Ses yeux déjà petits disparaissaient presque tellement il les plissait.
Hurin ? pensa Nynaeve, stupéfaite.
Elle n’avait plus vu le renifleur depuis qu’il avait accompagné un groupe dont elle faisait partie jusqu’à la Tour Blanche. Un épisode qui avait suivi de peu les événements de Falme…
Rand tira sur ses rênes, permettant à ses trois compagnons de le rejoindre. Comme un tas de feuilles mortes dispersé par le vent, les Aiels prirent position autour du carrefour.
Nynaeve aurait parié que les Asha’man s’étaient connectés à la Source. Même chose pour Rand.
Hurin sautait d’un pied sur l’autre. À quelques détails près, il correspondait au souvenir que l’ancienne Sage-Dame avait de lui. Les cheveux plus gris, certes, mais toujours les mêmes vêtements marron très simples, avec à sa ceinture une épée courte et une dague à lame crénelée. Son cheval était attaché à un tronc, non loin de là. Comme d’habitude, les Aiels lorgnaient l’équidé sans cacher leur méfiance. Une meute de chiens de garde ne leur aurait pas paru plus suspecte.
— Seigneur Rand ? lança Hurin d’une voix un peu rauque. C’est toi, vraiment ? Eh bien, tu as fait ton chemin dans le monde, on dirait. Content de…
Le petit homme se tut, car il venait d’être soulevé du sol. Renversé par des flux d’Air invisibles, il poussa un petit cri de surprise.
Nynaeve en frissonna malgré elle. Quand s’habituerait-elle enfin à voir des hommes canaliser ?
— Hurin, dit Rand, lorsque nous étions piégés dans un autre monde, qui nous poursuivait ? De quelle nationalité étaient les hommes que j’ai abattus avec mon arc ?
— Des hommes ? couina Hurin. Seigneur, il n’y avait personne, dans ce monde. En tout cas, nous n’avons rencontré personne, à part dame Selene. En revanche, je me souviens très bien des grolms. À ce qu’on dit, ce sont les créatures que les Seanchaniens chevauchent.
Rand fit tourner Hurin sur lui-même. Rivant sur sa proie un regard glacial, il talonna sa monture. Nynaeve et les deux Asha’man le suivirent.
— Tu ne crois pas que je suis moi, seigneur Rand ? demanda Hurin.
— Ces derniers temps, je ne tiens rien pour acquis. Je suppose que les Frontaliers t’envoient parce que nous nous connaissons.
Lustré de sueur, Hurin hocha la tête. Nynaeve eut pitié du petit homme.
Le renifleur était dévoué corps et âme à Rand. En quête du Cor de Valère – et à la poursuite de Fain –, ils avaient passé pas mal de temps ensemble. Lors du voyage vers Tar Valon, l’ancienne Sage-Dame avait eu un mal de chien à empêcher Hurin de raconter partout les exploits de son héros. Pour ce brave homme, être malmené ainsi par son idole devait faire mal.
— Pourquoi es-tu seul ? demanda Rand.
— Eh bien… Ils t’ont dit que… (Hurin hésita, comme si quelque chose le distrayait.) Voilà qui est étrange. (Il huma l’air.) Je n’ai jamais senti une odeur pareille.
— Pardon ?
— Je ne sais pas trop… On dirait que le vent charrie des senteurs de mort et de violence, mais… Ce n’est pas ça, en réalité. C’est plus sombre. Plus terrible.
Hurin frissonna. Son aptitude à renifler la violence était un des mystères que la Tour Blanche ne parvenait pas à expliquer. Un don sans relation avec le Pouvoir, mais pas naturel pour autant.
Rand sembla se ficher de ce que Hurin reniflait.
— Explique-moi pourquoi ils n’ont envoyé que toi.
— J’étais en train de te le dire, seigneur Rand. En fait, nous sommes ici pour discuter de… conditions.
— Celles que vous posez pour retourner tous d’où vous venez ?
— Non, non… Les conditions permettant d’organiser une véritable rencontre. Dans la lettre, cette partie n’était pas claire. Ils m’ont prévenu que tu risquerais d’être en colère.
— Ils se trompaient, fit Rand d’une voix très douce.
Nynaeve se pencha en avant pour entendre la suite.
— La colère, je ne sais plus ce que c’est, Hurin. Elle ne me sert plus à rien. Mais pourquoi aurions-nous besoin de « conditions » pour nous rencontrer ? J’ai pensé que venir avec une force réduite serait un gage de ma bonne foi.
— Eh bien, seigneur Rand, ils veulent vraiment te rencontrer. Nous avons fait beaucoup de chemin durant ce fichu hiver pourri – désolé, Aes Sedai, mais il n’y a pas d’autres mots pour le dire. Un fichu hiver pourri, et sacrément rude, même s’il a pris son temps avant de nous tomber dessus. Quoi qu’il en soit, nous avons souffert pour toi, seigneur Rand. Donc, mes chefs veulent vraiment te rencontrer.
— Mais… ?
— La dernière fois que tu étais à Far Madding, il y a eu…
Rand leva un index. Aussitôt, Hurin se tut et tout devint silencieux, les chevaux eux-mêmes semblant retenir leur souffle.
— Les Frontaliers sont à Far Madding ?
— Oui, seigneur Rand.
— C’est là qu’ils veulent me rencontrer ?
— Oui, seigneur Rand. Tu devras entrer dans le cercle de protection du Gardien, ce qui t’empêchera de canaliser, et…
Un geste sec de Rand incita Hurin à se taire.
Le portail qui s’ouvrit dans la foulée ne semblait pas conduire à Far Madding mais, plus prosaïquement, à l’endroit d’où le Dragon et ses compagnons étaient partis.
Rand relâcha Hurin, fit signe aux Aiels de le laisser monter à cheval, puis il traversa promptement le portail.
Que se passait-il ? Très troublé, tout le monde le suivit.
Une fois ce portail franchi, Rand en créa un autre, celui-ci donnant dans une ravine que Nynaeve crut reconnaître. Après leur visite à Far Madding, avec Cadsuane, ils s’étaient arrêtés là.
Pourquoi le premier portail ? se demanda Nynaeve, troublée.
Soudain, elle comprit. Pour Voyager à courte distance d’un lieu donné, il n’y avait pas besoin de le connaître parfaitement. Et avoir Voyagé jusqu’à un lieu conférait assez de connaissances à son sujet pour pouvoir y ouvrir un portail.
En d’autres termes, en faisant d’abord un petit bond, Rand mémorisait assez l’endroit pour pouvoir ouvrir des portails à volonté – en économisant le temps requis pour étudier un site à fond.
Une astuce hautement brillante ! Honteuse de ne pas y avoir pensé, Nynaeve sentit qu’elle s’empourprait. Depuis quand Rand maîtrisait-il ce « truc » ? S’agissait-il d’un souvenir de… la voix qui résonnait dans sa tête ?
Rand déboula dans la ravine, les sabots de Tai’daishar soulevant un tourbillon de feuilles mortes. Nynaeve suivit le mouvement, tentant de forcer sa paisible jument à suivre le rythme infernal du Dragon. Ce palefrenier allait l’entendre, à son retour ! Quand elle en aurait fini avec lui, ses oreilles chaufferaient.
Hurin traversa lui aussi, en même temps que les Aiels, qui l’encadraient sans trop en avoir l’air. Visage voilé, lances ou arc au poing, les guerriers ne quittaient pas le renifleur du regard.
Les arbres et les broussailles passés, Rand tira sur les rênes de son destrier. Puis il sonda la prairie, en direction de l’antique cité de Far Madding.