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Rien d’une ville géante, comparée aux mégalopoles. Et rien de stupéfiant, eu égard aux merveilles construites par les Ogiers que Nynaeve connaissait. Cela dit, ce n’était pas un hameau, et on y trouvait de vrais chefs-d’œuvre d’architecture plus une kyrielle d’antiques vestiges.

Bâtie sur une île, au milieu d’un lac, Far Madding n’était pas sans rappeler Tar Valon. Trois grands ponts dominaient les eaux paisibles – le seul moyen d’entrer en ville.

Un camp militaire, peut-être plus grand que la cité, s’étendait autour du lac. Nynaeve distingua des dizaines de bannières représentant tout autant de maisons différentes. Les chevaux se comptaient par milliers et les tentes, de loin, faisaient penser à des plantes bien alignées dans un champ, en plein été.

L’armée des Frontaliers…

— J’ai entendu parler de cet endroit, dit Naeff, ses courts cheveux bruns ondulant sous les caresses du vent. (Il plissa le front, l’air mécontent.) On dirait un Sanctuaire, mais sans toute la sécurité qui va avec.

Le ter’angreal géant de Far Madding – appelé le Gardien – créait une « bulle » protectrice invisible qui interdisait aux visiteurs d’accéder à la Source Authentique. Cette restriction pouvait être contournée grâce à un autre ter’angreal, très spécial, dont Nynaeve était munie. Mais ce petit « puits » ne ferait pas de miracle…

L’armée des Frontaliers semblait être dans la zone d’action – environ une demi-lieue autour de la ville – de la bulle qui empêchait spécifiquement les hommes de canaliser.

— Ils savent déjà que nous sommes là, dit Rand, les yeux plissés. Ils n’attendaient que ça. Et ils croient que je vais me jeter dans leur caisse.

— Leur caisse ? répéta Nynaeve, perplexe.

— La ville entière est une caisse, comme ses environs. Ils veulent me voir à un endroit où ils peuvent me contrôler. Mais ils n’ont rien compris. Personne ne me contrôle ! Ce temps-là est révolu. J’en ai assez des caisses, des prisons, des chaînes et des cordes. Plus jamais je ne serai entre les mains de quelqu’un d’autre.

Les yeux toujours rivés sur la ville, il sortit la statuette – sa clé d’accès.

Nynaeve en frissonna d’angoisse. Était-il obligé de trimballer partout cet artefact ?

— Ils ont peut-être besoin d’une leçon…, continua Rand. Quelque chose qui les encourage à m’obéir et à faire leur devoir.

— Rand…

Nynaeve réfléchissait, ou du moins, elle essayait. Impossible de laisser recommencer… ça.

La clé d’accès commença à briller faiblement.

— Ils veulent me capturer, dit Rand d’un ton très calme. Pour me retenir et me rouer de coups. Ça m’est déjà arrivé une fois à Far Madding. Ils…

— Rand ! cria Nynaeve.

Le Dragon la regarda comme s’il la voyait pour la première fois.

— Rand, ce ne sont pas des esclaves au cerveau brûlé par Graendal. Cette ville est peuplée de gens innocents.

— Je ne leur ferai pas de mal, dit le Dragon, la voix glaciale. C’est l’armée qui mérite une leçon, pas la ville. Une pluie de flammes, peut-être. Ou d’éclairs…

— Rand, ces gens n’ont rien fait, à part demander à te rencontrer.

Nynaeve porta son cheval à la hauteur de Tai’daishar. Dans la main de Rand, le ter’angreal faisait penser à une vipère. Un jour, cet artefact avait purifié la Source. S’il avait pu fondre après, comme sa contrepartie féminine !

L’ancienne Sage-Dame ne savait pas trop ce qui arriverait si Rand tentait de frapper une cible placée sous la bulle protectrice de Far Madding. Hélas, elle soupçonnait que les dégâts seraient terribles. Si on parvenait à s’unir à la Source, le Gardien n’empêchait pas qu’on canalise le Pouvoir. Avec son « puits », Nynaeve n’avait eu aucun mal à réaliser des tissages.

Quoi qu’il en soit, elle devait interdire à Rand de défouler sa colère – ou tout autre sentiment négatif – sur ses alliés.

— Rand, si tu fais ça, tu auras atteint le point de non-retour.

— Je l’ai déjà dépassé, Nynaeve…

Les yeux de Rand fluctuaient, un jour presque bleus et le lendemain quasiment gris. Aujourd’hui, ils étaient gris acier.

— Au moment où Tam m’a trouvé sur le flanc de ce mont, j’ai fait mon premier pas sur ce chemin.

— Peut-être, mais aujourd’hui, tu n’as pas besoin de tuer tout le monde. Je t’en prie !

Rand se tourna de nouveau vers la cité. Peu à peu, la clé d’accès cessa de briller.

— Hurin ! cria le Dragon.

Il est à un souffle de s’écrouler… On entend de la rage dans sa voix.

Le renifleur accourut. Bizarrement, les Aiels ne le suivirent pas.

— Oui, seigneur Rand.

— Retourne avec tes maîtres, à l’intérieur de leur caisse. (Non, la voix ne tremblait déjà plus…) Et transmets-leur un message.

— Lequel, seigneur Rand ?

Le Dragon hésita, puis il remit la statuette à sa place.

— Dis-leur que le Dragon Réincarné partira bientôt pour le mont Shayol Ghul, pour y affronter le Ténébreux. S’ils veulent retourner à leur poste avec leur honneur intact, je les ferai Voyager jusqu’à la Flétrissure. Sinon, ils peuvent se cacher ici. Ils expliqueront à leurs enfants et à leurs petits-enfants pourquoi ils étaient à des centaines de lieues de leur poste quand les prophéties sur la mort du Ténébreux se sont réalisées.

Hurin ne cacha pas son émoi.

— Oui, seigneur Rand…

Sans rien ajouter, Rand fit volter son cheval et s’en retourna vers la ravine entourée d’arbres. Nynaeve le suivit… lentement. Si belle que fût Rayon de Lune, elle l’aurait échangée sans regret contre un canasson de Deux-Rivières tel que Bela.

Hurin resta là où il était. À l’évidence, sa rencontre avec le seigneur Dragon ne s’était pas déroulée comme il l’entendait.

Quand Rand eut disparu entre les arbres, l’ancienne Sage-Dame serra les dents. Dans la ravine, il allait ouvrir un portail qui donnerait directement sur Tear.

La colonne déboucha sur le site de Voyage aménagé devant la cour des écuries de la Pierre de Tear. Ici, malgré le ciel noir, l’air était chaud et moite. Comme toujours, il charriait les cris des hommes à l’entraînement et des mouettes en quête de pitance.

Rand avança vers un groupe de garçons d’écurie, puis il mit pied à terre, les traits toujours impénétrables.

Alors que Nynaeve se laissait glisser au sol puis tendait ses rênes à un jeune type au teint rubicond, le Dragon approcha d’elle.

— Cherche une statue…, souffla-t-il en la dépassant.

— Pardon ?

— Tu veux savoir où est Perrin… En ce moment, son armée et lui campent à l’ombre d’une statue géante en forme d’épée qui s’enfonce dans la terre. Les érudits de la Pierre sauront te dire où est cet endroit. Il n’y en a pas deux semblables au monde.

— Comment sais-tu tout ça ?

Rand haussa les épaules.

— Je le sais, c’est tout.

— Pourquoi me le dire ? s’enquit Nynaeve en emboîtant le pas au jeune homme.

Pendant qu’ils traversaient la cour, elle tenta de faire le point. Cette information, elle n’aurait jamais cru qu’il la lâcherait. Ces derniers temps, il ne partageait plus rien, même sur des sujets sans importance.

— Parce que… (Rand accéléra le pas, sa voix presque inaudible.) Parce que j’ai une dette envers toi. Quand j’en suis incapable, tu sais faire montre de compassion à ma place… Si tu trouves Perrin, dis-lui que j’aurai bientôt besoin de lui.

Sur ces mots, il accéléra encore le pas.

Nynaeve s’immobilisa au milieu de la cour et le regarda s’éloigner. Dans l’air, une odeur humide planait, annonçant de la pluie. Il bruinait, s’avisa soudain l’ancienne Sage-Dame. Pas assez pour purifier l’air ou détremper la terre, mais suffisamment pour que les murs luisent d’humidité dans les coins ombragés.