Sur la droite, des hommes entraînaient des chevaux à slalomer entre des piquets. À la connaissance de Nynaeve, la Pierre était la seule forteresse offrant de telles conditions d’exercice à la cavalerie. Mais cette place forte, il était vrai, n’avait rien d’ordinaire.
Le martèlement des sabots évoquant un lointain orage, l’ancienne Sage-Dame tourna la tête vers le nord. La tempête semblait encore plus proche. Elle avait paru s’accumuler au-dessus de la Flétrissure, mais à présent, ce n’était plus si sûr.
Nynaeve prit une grande inspiration, puis elle se dirigea vers la Pierre. Dépassant des Défenseurs en uniforme immaculé, elle croisa aussi des garçons d’écurie qui, sans nul doute, rêvaient d’être un jour vêtus ainsi. Pour l’instant, ils conduisaient simplement des chevaux vers leurs stalles, où ils seraient soignés et nourris.
L’ancienne Sage-Dame croisa aussi une multitude de serviteurs en livrée de lin – un matériau sans nul doute plus confortable que sa bonne vieille laine de Deux-Rivières.
La façade de la Pierre était une muraille inexpugnable percée de fenêtres qui semblaient minuscules vues de loin. Plissant les yeux, Nynaeve repéra l’endroit où Mat avait détruit une section de la muraille avec ses feux d’artifice d’Illuminateurs. Pour une bonne cause, puisqu’il venait libérer Nynaeve et les autres. Sacrée tête de mule ! Où était-il donc ? Elle ne l’avait pas vu depuis une petite éternité. La chute d’Ebou Dar face aux Seanchaniens, très précisément. En un sens, et même si elle ne l’aurait jamais admis, elle avait le sentiment d’avoir abandonné le jeune flambeur. Mais bon, elle s’était assez ridiculisée en défendant ce vaurien devant la Fille des Neuf Lunes. Quelle mouche l’avait donc piquée ? Encore aujourd’hui, elle n’aurait su le dire.
Mat était assez grand pour prendre soin de lui. Pendant que ses amis s’échinaient à sauver le monde, il devait faire la bringue dans une taverne. L’alcool et le jeu…
Rand était d’une tout autre envergure. Tant qu’il avait continué à se comporter comme un mâle standard – obtus, immature mais prévisible –, le gérer s’était révélé facile. Le nouveau Rand, sans émotions, la voix monocorde, commençait à lui taper sur les nerfs.
Peu familière des longs couloirs de la Pierre, l’ancienne Sage-Dame s’y perdait encore très souvent. Pour lui compliquer la vie, la configuration des corridors et des cloisons n’était plus stable du tout. Au début, elle avait cru à des ragots imbéciles, mais la veille, il lui avait bien fallu constater que sa chambre n’était plus au même endroit. Pour preuve, sa porte s’était ouverte sur… un mur aussi lisse que la façade de la forteresse.
Contrainte de recourir à un portail pour résoudre son problème, Nynaeve avait été stupéfiée de voir que sa fenêtre, désormais, était située deux niveaux plus haut qu’avant.
Selon Cadsuane, le contact du Ténébreux, de plus en plus insistant, détissait lentement la Trame. La légende racontait beaucoup de choses, et dans le lot, très peu intéressaient Nynaeve.
Après s’être perdue deux fois, elle arriva enfin devant la porte de Cadsuane. Au moins, Rand n’avait pas ordonné qu’on ne lui affecte pas de chambre.
Nynaeve frappa à la porte – avec la légende, c’était toujours conseillé – puis entra d’un pas décidé.
Les Aes Sedai du groupe de Cadsuane – Merise et Corele – faisaient de la couture en dégustant une infusion. Sans grand succès, elles tentaient de faire croire qu’elles n’attendaient pas de connaître les nouveaux caprices de leur chef.
Cadsuane conversait avec Min, sur qui elle avait jeté son dévolu, ces derniers jours. La compagne de Rand ne semblait pas s’en soucier, peut-être parce qu’il n’était pas facile de passer du temps avec son homme, en ce moment.
Nynaeve éprouva une sincère sympathie pour la jeune femme. Elle, au moins, n’était qu’une amie de Rand. L’aimer ne devait pas être une partie de plaisir.
Pendant qu’elle refermait la porte, tous les regards se rivèrent sur la nouvelle venue.
— Je crois que je l’ai trouvé ! annonça-t-elle.
— Qui ça, mon enfant ? demanda Cadsuane sans cesser de feuilleter un des livres de Min.
— Perrin. Tu avais raison : Rand sait où il est.
— Bien joué ! s’écria la légende. Tu t’en es bien sortie. On dirait que tu mérites d’être des nôtres.
Nynaeve se demanda ce qui l’ennuyait le plus. Le compliment délibérément tordu ou sa réaction, le cœur battant follement de fierté. Être flattée par les roueries de cette femme… Pourtant, elle n’était plus une gamine attendant d’être autorisée à porter une natte !
— La suite ? demanda Cadsuane en levant les yeux de l’ouvrage.
Les deux sœurs ne bronchèrent pas. Min, en revanche, félicita l’ancienne Sage-Dame d’un regard chaleureux.
— Où est-il ? insista la légende.
Nynaeve ouvrit la bouche pour répondre, mais elle se ravisa. Pourquoi avait-elle le réflexe d’obéir à cette femme ? Une chose de sûre, ça n’avait rien à voir avec le Pouvoir de l’Unique. Simplement, Cadsuane était l’image même d’une grand-mère dure mais juste. Le genre auquel on ne résiste jamais, mais qui offre une sucrerie quand on a bien balayé le sol selon ses ordres.
— D’abord, je veux savoir pourquoi Perrin est si important.
Nynaeve avança et s’assit sur le dernier siège libre, un tabouret en bois sommairement peint. Une fois installée, elle s’avisa qu’elle était trop bas pour croiser facilement le regard de Cadsuane, bien à l’aise sur un siège normal. Une étudiante devant son professeur…
Nynaeve faillit se relever. Elle y renonça, consciente que ça attirerait encore plus l’attention sur elle.
— Du chantage ? s’écria Cadsuane. Tu garderais cette information pour toi, au risque de mettre en danger des gens que tu aimes ?
— Je veux savoir dans quoi je me suis engagée. Et être certaine que cette information ne servira pas à blesser Rand plus qu’il l’est déjà.
— Tu oses penser que je pourrais nuire au garçon ?
— Disons que je ne penserai pas le contraire tant qu’on ne me l’aura pas prouvé. Quel est ton plan, Cadsuane ?
La légende referma le livre – intitulé Échos de sa dynastie, et ne cacha pas son trouble.
— Peux-tu au moins me dire comment s’est passée la rencontre avec les Frontaliers ? Ou ce rapport est-il lui aussi lié à une rançon ?
Cette femme croyait-elle déstabiliser Nynaeve avec des trucs minables de ce genre ?
— Une catastrophe, comme on pouvait s’y attendre. Confinés à Far Madding, les Frontaliers ont refusé de montrer le bout de leur nez. L’idée était que Rand soit dans la bulle du Gardien, donc coupé de la Source.
— A-t-il pris ça bien ? demanda Corele.
Assise sur un banc muni d’un coussin, elle souriait. Apparemment, c’était la seule à trouver amusante, et non terrifiante, la métamorphose de Rand. Cela dit, elle faisait partie des premières femmes à avoir lié un Asha’man. Et avec enthousiasme.
— S’il l’a bien pris ? souffla Nynaeve. C’est très relatif. Sortir son ter’angreal et menacer de faire pleuvoir du feu sur une armée est une réaction décontractée, selon toi ?
Min blêmit et Cadsuane arqua un sourcil.
— Ce garçon rira de nouveau, affirma-t-elle. Il n’a pas vécu jusque-là pour échouer.
— En quoi est-ce important ? demanda Corele.
Nynaeve la foudroya du regard.
— Ben quoi ? fit Corele en posant son ouvrage. Je persiste : en quoi est-ce important ? À l’évidence, nous sommes sur le point de réussir.
— Qui t’a donné cette idée ? s’écria Nynaeve.
— Nous avons passé la journée à cuisiner cette fille sur ses visions. (Corele désigna Min.) Elles ne mentent jamais, et certaines ne peuvent avoir lieu qu’après l’Ultime Bataille. Ça tombe sous le sens. Donc, nous savons que Rand vaincra le Ténébreux. La Trame en a déjà décidé. Il faut cesser de nous inquiéter.