— Non, dit Min. Tu ne comprends pas.
Corele fronça les sourcils.
— Doit-on conclure que tu nous as menti sur tes visions ?
— Non. Mais si Rand perd, il n’y aura plus de Trame.
— Elle a raison, intervint Cadsuane, l’air surprise. Ce que voit Min est tissé dans la Trame de l’avenir. Si le Ténébreux l’emporte, il détruira tout – le passé, le présent et le futur. Pour que les visions ne se réalisent pas, c’est la seule possibilité. C’est la même chose avec d’autres prophéties ou prévisions. En conséquence, notre victoire n’a rien d’assuré.
Cette tirade jeta un froid dans la pièce. Ces femmes ne faisaient pas de la politique de village. L’enjeu, c’était la Création elle-même, pas de basses affaires de domination d’une classe sur une autre.
Puis-je garder cette information pour moi s’il y a une chance que la divulguer aide Lan ?
Penser à lui arrachait le cœur de Nynaeve. Hélas, peu de possibilités s’offraient à elle. À dire vrai, le seul espoir de Lan semblait être de se reposer sur les armées que Rand pouvait mobiliser et sur les portails que ses hommes étaient capables d’ouvrir.
Rand devait changer ! Pour Lan, mais aussi pour eux tous. Mais Nynaeve ne savait que faire, sinon se fier à Cadsuane.
Du coup, elle se décida à parler :
— Sais-tu où se trouve la statue écroulée d’une épée géante ? On dirait que la lame a voulu transpercer la terre…
Corele et Merise se regardèrent avec des yeux ronds.
— La main de l’amahn’rukane, dit Cadsuane en se détournant enfin de Min. La statue n’a jamais été achevée. C’est du moins l’opinion des érudits. Ce vestige repose près de la route de Jehannah.
— Perrin campe à l’ombre de cette relique.
— J’imagine qu’il se dirige vers les pays qu’al’Thor a conquis. Très bien. Nous partons le rejoindre sur-le-champ.
Cadsuane hésita, puis daigna regarder Nynaeve.
— Pour répondre à ta question, mon enfant, Perrin est important pour notre plan.
— Sans blague ? Je m’en doutais, mais…
Cadsuane leva un index.
— Avec lui, il y a des personnes vitales pour nous. Une en particulier.
45
La Tour résiste
Dans le camp des rebelles, Egwene déambulait lentement. En chemisier et jupe d’équitation pourpres, elle s’attirait force regards et froncements de sourcils. Considérant les méfaits de l’Ajah Rouge, cette couleur ne risquait pas de devenir à la mode. Les servantes elles-mêmes en avaient pris note, vendant leurs robes rouges ou les découpant pour en faire des chiffons.
Egwene avait délibérément choisi le pourpre. À la tour, ces derniers temps, les sœurs avaient pris l’habitude de porter exclusivement la couleur de leur Ajah. Force était de constater que ça avait aggravé la division. S’il était bon d’être fière de son Ajah, en déduire que les autres étaient indignes de confiance se révélait destructeur.
Egwene appartenait à tous les Ajah et à aucun. En ce jour, le rouge symbolisait beaucoup de choses pour elle. D’abord, la nécessité de se réconcilier même avec cet Ajah-là. Ensuite, c’était un rappel du schisme sur lequel il était vital de revenir. Enfin, ça rendait hommage à tout le sang qui serait bientôt versé – celui, dans les deux camps, d’hommes de bien prêts à se battre pour défendre la Tour Blanche.
Ce sang-là, oui… Mais aussi celui des Aes Sedai décapitées moins d’une heure plus tôt sur l’ordre de la Chaire d’Amyrlin.
À la tour, Siuan avait retrouvé la bague au serpent d’Egwene. La porter de nouveau était un pur bonheur.
Sous un ciel gris acier, l’air charriait une odeur de terre. Partout dans le camp des Aes Sedai, c’était la folie. Des femmes lavaient frénétiquement le linge, comme si elles étaient en retard pour préparer la tenue de fête de leurs maîtres. Quant aux novices, elles couraient de leçon en leçon, le souffle de plus en plus court.
Les bras croisés, des Aes Sedai surveillaient ce petit monde, foudroyant du regard toutes les femmes qui ne tenaient pas le rythme.
Elles sentent la tension extrême… Et ça les atteint, quoi qu’elles en disent.
La nuit, il y avait eu l’attaque des Seanchaniens suivie par le retour inattendu de la Chaire d’Amyrlin. Au matin, celle-ci avait infligé une épuration aux sœurs. Et maintenant, on en était aux préparatifs de guerre.
Egwene aurait parié que le camp de Bryne était beaucoup plus paisible. Ses hommes prêts à l’action en permanence, le général aurait pu lancer l’assaut contre Tar Valon chaque jour du siège.
L’issue de cette guerre dépendrait des soldats. Pas question que les Aes Sedai se jettent dans la mêlée, trichant avec leur serment de ne pas utiliser le Pouvoir pour tuer. Elles attendraient ici qu’on les appelle pour des guérisons.
Sauf si les sœurs de la tour participaient à la bataille. Mais avec un peu de chance, Elaida serait assez lucide pour le leur interdire. Si des Aes Sedai s’entre-tuaient avec le saidar, ce serait un jour plus que sombre.
Si on peut faire plus noir que cette matinée…
La plupart des sœurs qu’Egwene croisait la regardaient avec un mélange de respect, d’admiration… et d’horreur. Après une longue absence, la Chaire d’Amyrlin était de retour. Dans son sillage, elle avait apporté la justice et la destruction.
Plus de cinquante sœurs noires avaient été calmées puis exécutées. Dès qu’elle y pensait, Egwene en avait l’estomac retourné. Quand son tour était venu, Sheriam avait presque paru… soulagée. Pourtant, elle s’était débattue en sanglotant. En dernier recours, elle avait avoué une longue liste de crimes, comme si cette franchise pouvait lui valoir une amnistie.
Elle avait fini la tête sur le billot, comme toutes les autres. Cette scène, Egwene ne l’oublierait jamais. Son ancienne Gardienne, pliée en deux en attendant le coup mortel…
Profitant d’une brèche entre deux nuages, des rayons de soleil étaient venus illuminer les cheveux roux et la robe bleue de la suppliciée. Puis la hache s’était abattue, lui décollant la tête des épaules.
La Trame, il fallait l’espérer, serait plus clémente avec elle, la prochaine fois qu’elle en deviendrait un fil. Mais ce n’était pas garanti. Pour échapper au Ténébreux, mourir ne suffisait pas. Le regard horrifié de Sheriam, juste avant la fin, laissait penser qu’elle s’en était avisée in extremis.
Désormais, Egwene comprenait parfaitement que les Aiels puissent rire aux éclats tandis qu’on les rouait de coups. Plutôt que de devoir ordonner la mort de femmes qu’elle avait souvent appréciées, se formant avec elles, Egwene aurait préféré être bastonnée pendant plusieurs jours consécutifs.
Quelques représentantes s’étaient prononcées pour des interrogatoires plutôt que pour la mort. Egwene avait tenu bon. Cinquante Suppôts, ça faisait beaucoup trop de boucliers à maintenir et de surveillance à assurer. Et calmer ces femmes, alors qu’on savait le processus réversible via la guérison, n’aurait pas été suffisant.
L’histoire prouvait que les sœurs noires étaient mortellement dangereuses. Après sa captivité, Egwene ne tenait plus à s’inquiéter sans cesse de ce qui pouvait arriver.
Avec Moghedien, elle avait appris qu’il existait un prix à payer pour l’avidité. Eh bien, c’était pareil pour l’avidité d’informations. Face à Moghedien, Egwene et ses compagnes, enivrées par les « découvertes » qui se succédaient, avaient oublié à quel point débarrasser le monde d’une Rejetée aurait été une bonne chose.