» Vous auriez dû la destituer quand elle a tenté d’incarcérer Rand jusqu’à l’Ultime Bataille. Vous auriez dû la destituer quand sa mesquinerie et ses obsessions montaient les Ajah les uns contre les autres. Enfin, vous auriez sûrement dû la destituer quand elle a refusé de lever un cil pour rendre son intégrité à la tour.
Egwene croisa le regard de chaque représentante, le soutenant jusqu’à ce que la femme baisse les yeux. Ce qui ne tarda jamais.
Enfin, Egwene vit de la honte sous la façade impassible de ces Aes Sedai. Par la Lumière, il était temps !
— Aucune d’entre vous ne s’est opposée à Elaida. Et vous osez vous faire appeler le Hall de la Tour. Vous, les planquées ? Vous les couardes qui n’avez jamais fait ce qui s’imposait ? Vous qui étiez trop prises par vos querelles d’influence pour voir la véritable menace.
Egwene baissa les yeux sur Silviana.
— Parmi les femmes présentes dans cette salle, une seule a eu le cran de se battre pour ce qu’elle savait juste. Une seule a osé défier Elaida – en acceptant le prix à payer. Et cette femme, vous pensez que je l’ai fait venir pour lui jeter une sentence à la figure ? Histoire de me venger, sans doute… Vous êtes donc assez aveugles pour croire que je punirais la seule personne qui, dans cette flèche blanche, s’est comportée équitablement et dignement.
Toutes les représentantes avaient baissé les yeux, désormais. Même Saerin.
Silviana leva les siens.
— Tu as accompli ton devoir, Silviana, lui assura Egwene. Avec compétence et sérieux. Relève-toi, je t’en prie.
La Maîtresse des Novices se redressa. Hagarde, les yeux bouffis, elle semblait avoir du mal à tenir debout. Ces derniers jours, si chaotiques, quelqu’un avait-il pensé à lui apporter à boire et à manger ?
— Silviana, continua Egwene, une nouvelle Chaire d’Amyrlin a été nommée. Avec des manœuvres aussi illégales que lors de l’élévation d’Elaida. Sur sept Ajah, cinq seulement étaient représentés. Le Bleu me soutiendrait, n’importe où qu’il soit. Le Rouge, en revanche, n’a jamais eu droit à la parole.
— Mère, il y a de bonnes raisons à cela, rappela Silviana.
— C’est sans doute vrai, mais il n’en reste pas moins que mon règne sera perturbé par des tensions entre les sœurs rouges et moi. Elles verront de la mauvaise foi là où il n’y en a pas, et je n’aurai pas le soutien de centaines de femmes. Des renforts perdus alors que nous en avons tant besoin…
— Mère, je ne vois pas que faire contre ça, dit Silviana, avec une grande sincérité.
— Moi, je vois… Silviana Brehon, je te nomme Gardienne des Chroniques. Qu’on ne dise jamais que j’ai discriminé l’Ajah Rouge.
Silviana en cilla de surprise. Quelques représentantes ne purent retenir un petit cri, mais Egwene n’eut pas le temps de voir lesquelles.
S’en fichant, elle chercha le regard de Silviana. Quelque temps plus tôt, cette femme la frappait sur l’ordre d’Elaida. À présent, elle s’agenouillait sans qu’on ait besoin de le lui ordonner. Acceptant l’autorité du Hall, elle ne contestait pas la nomination d’Egwene. Mais accepterait-elle Egwene elle-même ?
La proposition de la nouvelle Chaire d’Amyrlin la mettrait dans une position délicate. Les sœurs rouges, pour commencer, risquaient d’y voir une trahison…
Qu’allait répondre Silviana ?
Egwene se félicita de connaître l’astuce qui empêchait de transpirer. Sinon, elle aurait ruisselé de sueur.
— Te servir sera un honneur, Mère, dit Silviana en s’agenouillant de nouveau. Un grand honneur, même.
Egwene en soupira de soulagement. Réconcilier les Ajah ne serait pas facile, mais si les sœurs rouges la voyaient comme une ennemie, ça deviendrait presque impossible. Avec Silviana de son côté, elle pourrait envoyer aux sœurs rouges une émissaire qu’elles écouteraient. En principe…
— Ma fille, les temps à venir seront difficiles pour l’Ajah Rouge. Depuis toujours, il a mission de capturer les hommes capables de canaliser, mais on raconte que le saidin a été purifié.
— Il y aura encore des Naturels dangereux, Mère. Et les hommes ne sont pas dignes de confiance.
Un jour, pensa Egwene, nous devrons dépasser ce préjugé. Pour l’instant, il reste assez vrai, alors, n’y touchons pas.
— Je n’ai pas dit que l’Ajah Rouge ne servirait plus à rien, mais que les temps changeraient – et lui aussi, par la même occasion. Dans l’avenir, je vois de grandes choses pour les sœurs rouges. Une vision plus large, des objectifs redéfinis… Je suis ravie de t’avoir à mes côtés. Tu m’aideras à guider tes sœurs d’Ajah.
Egwene leva les yeux sur les représentantes, qui écoutaient en silence.
— Je vous condamnerais bien à une pénitence, toutes les onze, mais je sais que certaines d’entre vous, dans la coulisse, tentaient d’éviter la destruction de la tour. Vous n’en avez pas assez fait, mais vous n’êtes pas restées passives pour autant. En outre, je trouve que les punitions que nous nous infligeons sont souvent ridicules. Pour une Aes Sedai, qu’est-ce que la souffrance physique ?
Egwene prit une grande inspiration.
— Je ne suis pas innocente non plus. Une partie de votre honte est la mienne, parce que c’est pendant mon règne que ces désastres se sont produits. M’alliant aux rebelles, je leur ai donné l’occasion de me nommer, puisqu’elles n’avaient pas d’autre choix. Mais cet événement-là est aussi une source de culpabilité.
» Assumez votre honte, représentantes ! Mais portez-la avec détermination, et ne la laissez pas vous détruire. L’heure de la guérison a sonné, et il n’y a plus de raisons de désigner des coupables. Vous avez échoué, mais vous êtes tout ce que nous avons. Et ensemble, nous sommes tout ce qu’a le monde.
Les sœurs relevèrent un peu les yeux.
— Venez toutes, dit Egwene avant de traverser la salle à grands pas, Silviana dans son sillage. Allons accueillir les rebelles.
La petite colonne traversa les couloirs jonchés de gravats où planait encore une odeur de fumée. Autant que possible, Egwene évita de regarder les taches de sang.
Les représentantes suivaient, regroupées par Ajah malgré les remontrances de leur dirigeante. Le chemin de la guérison serait long…
— Mère, dit Silviana tout en marchant, je suppose que tu as une Gardienne parmi les rené… les rebelles. Tu comptes en garder deux ?
Au ton de la sœur rouge, on devinait ce qu’elle pensait d’un tel arrangement.
— Non, répondit Egwene. Mon ancienne Gardienne a été exécutée parce qu’elle appartenait à l’Ajah Noir.
— Je vois, fit Silviana, soudain très pâle.
— On ne peut pas négliger ces choses-là, Gardienne… Avant qu’on vienne me sauver, j’ai reçu une visiteuse très importante. Membre de l’Ajah Noir, elle m’a livré les noms de bien d’autres Suppôts dans son genre. J’ai démasqué toutes les traîtresses infiltrées chez les rebelles. Grâce au Bâton des Serments.
— Le Bâton des Serments ?
— Oui, confirma Egwene en s’engageant dans un escalier. Il m’a été remis la nuit dernière par une de mes alliées, à la tour. Cela dit, il me vient à l’esprit qu’il faudra changer les ter’angreal de place, garder leur emplacement secret, et placer des tissages de protection. Dans très peu de temps, toutes les sœurs assez puissantes sauront Voyager, et je ne peux pas permettre que trop d’entre elles – même parmi mes fidèles – empruntent des angreal quand ça leur chante.
— Compris, Mère… (Silviana baissa le ton.) Je vais devoir m’adapter à beaucoup de changements, dirait-on.