— J’en ai peur, oui… Le moindre ne sera pas de choisir une Maîtresse des Novices. Une femme capable de gérer des centaines de nouvelles initiées, dont la plupart n’ont pas l’âge habituel. J’ai déjà lancé le protocole consistant à former toute candidate, quel que soit son âge, qui montre des aptitudes à canaliser le Pouvoir. Je présage que la tour, très bientôt, sera pleine à craquer de novices.
— Je me trouverai une remplaçante sans tarder, Mère.
Egwene approuva du chef. Lorsqu’elles sauraient, pour Silviana, Romanda et Lelaine seraient livides, mais ça n’importait pas. Choisir la sœur rouge était la bonne décision. Pas seulement à cause de sa « couleur », mais parce qu’elle était très compétente. Saerin aussi aurait été un bon choix, mais trop de sœurs l’auraient vue comme le mentor d’Egwene, donc le véritable pouvoir derrière une dirigeante de paille. D’autre part, choisir une sœur bleue aurait été trop clivant, dans l’état actuel de la tour. De plus, avec une Chaire d’Amyrlin ancienne rebelle – ce que personne n’oublierait, quoi qu’elle dise ou fasse –, choisir une « loyaliste » comme Gardienne était un premier pas sur le long chemin sinueux de la guérison.
Très vite, le petit groupe atteignit le Grand Square, du côté oriental de la Tour Blanche. Selon les ordres d’Egwene, l’endroit était bondé de sœurs regroupées par Ajah. Egwene avait choisi cette esplanade à cause du grand escalier menant à la tour qui la dominait. Elle se campa sur le vaste palier, le dos tourné aux magnifiques portes sculptées. Un endroit parfait pour s’adresser à une foule.
C’était aussi un des lieux qui avaient le plus souffert pendant l’assaut des Seanchaniens. De ce côté, des murs entiers s’étaient écroulés et les pertes avaient été très lourdes. Cependant, depuis l’esplanade, la tour elle-même paraissait relativement intacte, aucune des brèches béantes n’étant directement visible.
Egwene vit des silhouettes penchées aux fenêtres les plus basses. Des Aes Sedai, des Acceptées et des novices la regardaient. En plus des rebelles, elle allait avoir l’occasion de s’adresser à la plupart des résidentes de la tour.
Elle généra un tissage d’amplification. Pas pour que sa voix résonne comme le tonnerre, mais pour qu’elle soit entendue partout.
— Mes filles, dit-elle, je viens d’être nommée Chaire d’Amyrlin selon les règles. Les deux camps qui s’affrontaient m’ont choisie. Tous deux ont respecté le rituel, et ils me considèrent aujourd’hui comme la dirigeante suprême de la tour. L’heure de la réunification est venue.
» Je ne ferai pas comme si nos divisions n’avaient pas existé. À la Tour Blanche, nous sommes parfois trop promptes à oublier les choses qui nous dérangent. Pour toutes celles qui l’ont vécu, ce schisme ne peut pas être occulté. Nous étions désunies, c’est une évidence. Et nous avons failli nous faire la guerre. En cela, nous nous sommes abaissées.
» Rebelles qui vous tenez devant moi, un acte terrible doit peser sur vos consciences. Faisant voler en éclats la tour, vous avez nommé une seconde Chaire d’Amyrlin. Pour la première fois, des Aes Sedai ont levé des troupes pour combattre d’autres Aes Sedai. J’étais à la tête de ces troupes. Donc, je sais de quelle honte je parle.
» Nécessaire ou non, c’était un acte indigne ! Voilà pourquoi j’exige que vous reconnaissiez votre culpabilité. Il vous faut assumer la responsabilité de vos crimes, même s’ils ont été commis au nom du bien de toutes.
Egwene regarda les Aes Sedai qui l’écoutaient, en contrebas. Si les avoir forcées à se regrouper par Ajah – puis à lambiner en attendant qu’elle daigne se montrer – ne suffisait pas à leur faire prendre conscience de leur attitude, son sermon y parviendrait peut-être.
— Vous ne venez pas ici couvertes de gloire ! Vous ne venez pas ici victorieuses ! Savez-vous pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de victoire possible quand des sœurs combattent des sœurs, des Champions tuant des Champions.
Repérant Siuan dans les premiers rangs, Egwene chercha son regard malgré la distance. Leane était là aussi, les cheveux en bataille après sa longue incarcération, mais toujours fièrement debout.
— Les deux camps ont commis des erreurs, dit Egwene. Pour les corriger, il faudra travailler dur. Selon les forgerons, une épée ne peut pas être réparée quand elle a été brisée. Pour redevenir une arme redoutable, elle doit être forgée à nouveau, en commençant par la fonte, puis en suivant tout le processus.
» Durant les quelques mois à venir, nous nous reforgerons, mes filles. D’abord brisées, nous avons été arrachées de notre sol, presque jusqu’aux racines. L’Ultime Bataille approche, et avant qu’elle arrive, j’entends que nous soyons redevenues une épée puissante, dévastatrice et sans le moindre stigmate de cassure. Envers vous, j’aurai des exigences, et elles seront éprouvantes. Poussées bien au-delà de vos limites, vous craindrez de craquer, mais vous résisterez. Toutes les brèches noircies, nous les colmaterons !
» Il faudra passer des accords, car à nous toutes, nous avons beaucoup trop de représentantes. Même chose pour les dirigeantes d’Ajah, du moins dans cinq cas sur sept. Certaines d’entre vous devront accepter d’être rétrogradées et de s’incliner humblement devant des femmes qu’elles n’aiment pas.
» Les jours à venir vous éprouveront. Obligées de coopérer avec celles que vous teniez pour des ennemies, vous marcherez à côté de femmes qui vous ont blessées, repoussées voire haïes.
» Mais nous sommes plus fortes que nos faiblesses. La Tour Blanche est toujours debout, et nous nous dresserons avec elle. Bientôt, nous ne serons plus qu’une ! Un groupe dont les légendes parleront encore dans des lustres. Quand j’en aurai fini avec vous, nul n’osera plus écrire sur la « faiblesse » de la tour. Ensuite, nos victoires effaceront jusqu’au souvenir de la division. On ne se souviendra pas de nous comme des sœurs qui se sont déchirées, mais comme celles qui ont tenu bon face aux Ténèbres. Les jours qui nous attendent seront exaltants. Légendaires, même !
Des vivats retentirent, essentiellement poussés par les novices, les Acceptées et les soldats. Pour de tels débordements, les Aes Sedai étaient bien trop réservées. En moyenne. Emportées par l’intensité du moment, quelques-unes des plus jeunes donnèrent de la voix. La Lumière en soit louée, on trouvait de telles « enthousiastes » dans les deux camps.
Egwene attendit un peu, puis elle leva les mains pour demander le silence.
— Que cette nouvelle se répande dans tout le pays ! Que les gens la répètent, s’en imprègnent et n’oublient plus. La Tour Blanche est de nouveau unie. Et personne au monde – femme, homme ou Créature des Ténèbres – ne nous reverra un jour désunies.
Cette fois, les vivats furent assourdissants, car plus de sœurs y contribuèrent.
Egwene baissa les mains.
Durant les mois à venir, elle espérait que ces femmes se réjouiraient encore. Mais ce serait dur, parce qu’il y avait beaucoup de pain sur la planche.
47
Celle qu’il a perdue
Rand ne retourna pas immédiatement dans ses appartements. La rencontre ratée avec les Frontaliers l’avait perturbé. Pas parce que ces gens avaient tenté de l’attirer à Far Madding, une ruse méprisable mais qui n’avait rien de surprenant. Tous ses ennemis essayaient de le contrôler ou de le manipuler. Pourquoi les Frontaliers auraient-ils fait exception à la règle ?
Non, c’était autre chose qui le dérangeait. Hélas, pas moyen de mettre le doigt dessus. Du coup, il errait dans la Pierre de Tear, deux Promises le suivant comme son ombre. Bien entendu, sa présence déstabilisait les serviteurs et inquiétait les Défenseurs.
Dans les couloirs sinueux, les murs dépourvus de tapisseries étaient de la couleur du sable mouillé. Mais ils semblaient plus solides que tous les minéraux connus de Rand. Un matériau étrange, chaque pan de surface lisse rappelant que cette forteresse n’avait rien de naturel.