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Rand se sentait très proche de la Pierre. Extérieurement, il avait tout d’un être humain. À dire vrai, il en avait même la biographie et le comportement. Mais il était devenu une créature qu’aucun humain – pas même lui – ne pouvait comprendre. Un être de légende, créé par le Pouvoir de l’Unique et aussi peu naturel qu’un ter’angreal ou un fragment de cuendillar.

On l’habillait comme un roi, exactement comme on parait les couloirs de tapis rouges à franges d’or. Ou comme on décorait les murs de tapisseries, chacune représentant un des grands généraux du passé de Tear. Ces ornements avaient la beauté pour objectif, mais ils servaient aussi à cacher. Les pans de mur brut, eux, soulignaient l’extraordinaire altérité de la Pierre. En revanche, les tapis et les tentures la faisaient paraître plus… humaine.

Comme Rand, une fois qu’on l’avait vêtu d’une jolie veste, après lui avoir posé une couronne sur la tête. Un moyen de le faire accepter… Les rois n’étaient-ils pas censés être un peu différents de leurs sujets ? Qu’importait sa véritable nature, cachée sous la couronne, justement ? Et qu’importaient son cœur, celui d’un homme mort depuis longtemps, ses épaules conçues pour ployer sous le poids des prophéties, et son âme écrabouillée par les besoins, les désirs et les espoirs de millions de gens ?

Deux mains. Une pour détruire et l’autre pour sauver. Laquelle avait-il perdue ?

Dans la Pierre, il était facile de s’égarer. Longtemps avant que la Trame commence à se détisser, ces longs couloirs tortueux étaient propices à la désorientation. Une caractéristique délibérée, pour perturber d’éventuels envahisseurs. Les intersections arrivaient au hasard, il y avait peu de points de repère, et les corridors intérieurs ne comptaient pas de fenêtres. Les Aiels eux-mêmes avouaient avoir de grandes difficultés à conquérir ces lieux. Pas à cause des Défenseurs, mais de la taille du complexe et de sa configuration inhabituelle.

Par bonheur, Rand ne visait aucune destination précise. Déambuler, voilà tout ce qui l’intéressait.

Il avait accepté de devenir ce qu’il devait être pour accomplir sa mission. Alors, pourquoi ça le travaillait tant ? Une voix en lui – celle de son cœur, pas de son esprit – était de moins en moins d’accord avec ses actes. Pas un organe braillard, comme celui de Lews Therin. Non, juste un filet de voix qui répétait sans cesse : « Quelque chose ne va pas, quelque chose ne va pas… »

Non ! pensa-t-il. Je dois être fort. Enfin, je suis devenu ce qu’il faut que je sois.

Rand s’arrêta brusquement, les dents serrées. Dans la poche spéciale de sa veste, il transportait la clé d’accès. Du bout des doigts, il en suivit les contours. Même à un serviteur fidèle, il ne parvenait pas à confier ce trésor.

Hurin… Oui, c’est ça qui me tracasse. Avoir revu Hurin…

Rand reprit son chemin, le dos bien droit. À tout moment, il devait être fort, ou au moins en avoir l’apparence.

Hurin était un vestige de son ancienne vie. Un temps où Mat se moquait de ses vestes. Un temps où il rêvait encore d’épouser Egwene et de rentrer à Deux-Rivières. Pour prouver qu’il était un ami digne de ce nom, il avait voyagé avec Hurin et Loial, déterminé à neutraliser Fain et à récupérer la dague de Mat. Une époque finalement plutôt facile, même s’il ne l’avait pas su sur le coup. En ce temps-là, il se demandait si on pouvait connaître pire tourment que se croire détesté par ses amis.

Les couleurs tourbillonnèrent. Comme de juste…

Perrin traversait un camp dominé par l’ombre de la fameuse épée géante.

Mat, lui, était toujours dans la même ville. Caemlyn ? Pourquoi pouvait-il être si près d’Elayne, alors que Rand devait en rester si loin ? À travers le lien, il sentait à peine les émotions de la jeune femme. Elle lui manquait tellement… Jadis, dans les couloirs de la Pierre, ils avaient joué à se voler des baisers.

Non, pas de ça ! Je suis fort.

Se languir était un comportement de faible. Et la nostalgie ne le mènerait nulle part. En s’engageant dans un escalier, il tenta de bannir les deux sentiments. Bouger, s’essouffler volontairement, voilà ce qu’il devait faire pour oublier.

On fuit le passé, si j’ai bien compris ? fit Lews Therin. Oui. Bonne idée. Mieux vaut le fuir que le regarder en face.

Le compagnonnage avec Hurin s’était terminé à Falme. De ces jours-là, Rand gardait des souvenirs brouillés. Les changements qui s’étaient produits en lui à ce moment, il ne voulait pas s’appesantir dessus. Découvrir qu’il devrait tuer et qu’il ne retournerait jamais vers la vie qu’il aimait…

Il était parti en direction de Tear, presque délirant. Séparé de ses amis, il voyait sans cesse Ishamael dans ses rêves.

Et ça lui arrivait de nouveau !

Respirant comme un soufflet de forge, Rand déboula dans un des plus bas niveaux de la Pierre. Comme si elles se promenaient, ses Promises le suivaient – en sifflotant, si elles avaient osé.

Traversant un couloir, le Dragon entra dans une grande salle où se dressaient des colonnes trop grosses pour qu’un homme puisse en faire le tour avec ses bras.

Le Cœur de la Pierre.

Plusieurs Défenseurs saluèrent Rand quand il passa devant eux.

Sans leur répondre, il gagna le centre du Cœur. Là où Callandor avait été en suspension dans l’air, étincelante de lumière. L’épée de cristal, désormais, était en possession de Cadsuane. Avec un peu de chance, elle n’aurait pas tout saboté en se la faisant voler, comme l’a’dam réservé aux mâles.

De toute façon, ça n’était pas très important. Callandor était une arme inférieure. Pour s’en servir, un homme devait se plier à la volonté des femmes. De plus, si elle était puissante, l’épée n’arrivait pas à la hauteur des Choedan Kal.

La clé d’accès encore intacte s’avérait un bien meilleur outil. Les yeux rivés sur l’endroit où lévitait jadis Callandor, Rand caressa l’artefact dans sa poche.

Ce problème le tracassait depuis longtemps. Dans les prophéties, c’était toujours de Callandor qu’on parlait. Par exemple, Le Cycle de Karaethon affirmait que la Pierre ne tomberait pas tant que Callandor ne serait pas maniée par le Dragon Réincarné. Pour certains érudits, ce passage impliquait que le Dragon ne manierait jamais l’épée. Mais les prophéties ne fonctionnaient pas ainsi. Leur nature profonde, c’était de se réaliser.

Rand avait étudié la prophétie de Karaethon. Hélas, la comprendre revenait à vouloir démêler une corde longue de cent pas et constellée de nœuds. Avec une seule main…

S’emparer de l’Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée était une des premières prédictions majeures que Rand avait réalisée. Mais s’était-il agi d’une étape sans grande conséquence ou d’un événement capital ? Beaucoup de gens connaissaient la prophétie, mais très peu posaient la question qui aurait dû être incontournable. Pourquoi ? Pourquoi Rand avait-il dû saisir l’épée ? Devrait-il l’utiliser durant l’Ultime Bataille ?

En tant que sa’angreal, l’arme était de seconde zone. Et il semblait douteux qu’il doive s’en servir comme d’une simple épée. Pourquoi les prophéties du Cycle ne mentionnaient-elles jamais les Choedan Kal ? Pour éliminer la souillure, il avait recouru à ces artefacts.