Aujourd’hui, sa clé d’accès lui conférait un pouvoir que l’arme n’aurait pas pu lui fournir, et il n’y avait pas de contraintes. La statuette, c’était la liberté. Callandor, au contraire, restait une caisse parmi tant d’autres. Pourtant, les prophéties étaient muettes sur les Choedan Kal et leurs clés d’accès.
Rand trouvait ce phénomène frustrant. Parce que les prophéties, en un sens, étaient la plus grande et la plus étouffante caisse de toutes. Il était piégé dedans, et elles finiraient par le tuer.
Je leur ai dit…, murmura Lews Therin.
Dit quoi ?
Que le plan ne fonctionnerait pas. Cette force brute ne le retiendra pas. Ils se sont moqués de mon plan, mais les armes qu’ils avaient créées étaient trop dangereuses. Trop effrayantes. Aucun homme ne devrait disposer d’une telle quantité de Pouvoir.
Rand lutta contre ses pensées, contre la voix et contre ses souvenirs. Du plan de Lews Therin pour sceller de nouveau la prison du Ténébreux, il ne se souvenait pas de grand-chose. Les Choedan Kal avaient-ils été conçus à cette fin ?
Quelle était la réponse ? Lews Therin avait-il fait le mauvais choix ? Dans ce cas, pourquoi n’y avait-il aucune mention des Choedan Kal dans les prophéties ?
Rand se détourna pour quitter la salle déserte.
— Inutile de continuer à monter la garde, dit-il aux Défenseurs. Ici, il n’y a rien de valeur. Et je doute qu’il y ait jamais eu quelque chose.
Les hommes furent mortifiés comme des gosses sermonnés par un père adoré. Mais une guerre se profilait, et il n’était plus question de laisser des combattants défendre une salle vide.
Rand serra les dents et s’engouffra dans un couloir. Callandor… Où Cadsuane l’avait-elle cachée ? La légende, il le savait, avait une chambre dans la Pierre. Comme toujours, elle jouait avec les limites de son bannissement. Il faudrait remédier à ça. Expulser l’intruse, peut-être…
Rand gravit plusieurs volées de marches, puis entra dans un niveau choisi au hasard, et repartit au pas de course. L’essentiel, c’était de marcher. S’il s’immobilisait, sa raison chavirerait.
Il travaillait dur pour ne pas être ligoté, mais au bout du compte, les prophéties s’arrangeraient pour qu’il fasse ce qu’il avait à faire. Parce qu’elles étaient plus manipulatrices et sournoises que la pire des Aes Sedai.
La colère bouillait en Rand, mettant en danger les digues qu’il avait érigées. La voix calme, au fond de lui, tremblait devant une telle tempête. S’appuyant à un mur du bras gauche, il inclina la tête, les dents serrées.
— Je serai fort…, murmura-t-il.
La colère refusa quand même de se dissiper. Et pourquoi l’aurait-elle fait ? Les Frontaliers l’avaient défié. Les Seanchaniens aussi. Quant aux Aes Sedai, elles juraient de le servir mais dînaient dans son dos avec Cadsuane et dansaient au rythme de sa musique.
Cadsuane le défiait plus que quiconque au monde ! En lui collant aux basques, en sabotant ses ordres et en interprétant de travers ses intentions.
Il sortit la clé d’accès et la lissa du bout des doigts.
L’Ultime Bataille était imminente, et voilà qu’il passait le peu de temps qui restait à rencontrer des gens qui l’insultaient. Chaque jour, le Ténébreux détissait un peu plus la Trame, et les défenseurs naturels de la Frontière se cachaient à Far Madding.
Rand regarda autour de lui. Quelque chose lui était familier dans ce couloir. Mais quoi ? À première vue, il ressemblait à tous les autres. Des tapis rouge et or, une intersection un peu plus loin…
Il n’aurait peut-être pas dû laisser les Frontaliers survivre à l’affront qu’ils lui avaient fait. Devait-il y retourner et leur faire voir de quel bois il se chauffait ?
Non, pas la peine. Il n’avait pas besoin d’eux, et les Seanchaniens leur régleraient leur compte. Excellent ! Les Frontaliers lui serviraient à ralentir les envahisseurs au sud. Si ça fonctionnait, en combattant le Ténébreux, il n’aurait plus à craindre que des Seanchaniens harcèlent ses flancs.
Mais… Eh bien, il y avait peut-être une façon d’arrêter net les Seanchaniens. Rand baissa les yeux sur la clé d’accès.
Par le passé, il avait tenté de recourir à Callandor pour combattre les envahisseurs. Encore aujourd’hui, il ne comprenait pas pourquoi cette lame était si difficile à contrôler. Après le désastreux assaut, Cadsuane avait consenti à lui dire ce qu’elle savait sur ce sujet.
Pour manier en sécurité l’épée qui n’en était pas une, Rand devait d’abord former un cercle avec deux femmes.
Cette affaire avait été son premier grand désastre de chef militaire.
Mais il avait un meilleur outil, désormais. En fait, le plus puissant qui ait jamais existé. À coup sûr, aucun être humain n’était en mesure de se gorger de Pouvoir au niveau où il l’avait fait pour purifier le saidin. Raser le Tumulus de Natrin, avec Graendal à l’intérieur, avait nécessité une simple fraction de ce qu’il pouvait puiser.
S’il déchaînait cet enfer sur les Seanchaniens, il irait se battre au mont Shayol Ghul sans se soucier de la vermine qui le suivait. Aux Seanchaniens, il avait donné plus qu’une chance. Une multitude de chances ! Il avait aussi averti Cadsuane, l’informant qu’il devrait s’assurer de la Fille des Neuf Lunes, d’une façon ou d’une autre.
L’opération ne prendrait pas beaucoup de temps.
Là, dit soudain Lews Therin. Nous étions tous là…
Rand fronça les sourcils. Que racontait donc le spectre fou ? Qu’avait de spécial cet endroit ? Des dalles rouges et noires à perte de vue, de rares tapisseries sur les murs…
Stupéfié, Rand s’avisa qu’il était le sujet de bon nombre de ces tapisseries. On le montrait en train de conquérir la Pierre, Callandor au poing, les Trollocs tombant comme des mouches…
Combattre les Seanchaniens n’a pas été notre première erreur, murmura Lews Therin. Notre bévue originelle, nous l’avons commise ici, dans ce couloir.
Rand se souvint…
Épuisé après la bataille contre les Myrddraals et les Trollocs, le flanc douloureux, il avait avancé dans les couloirs où retentissaient encore les cris des blessés.
Certain de pouvoir tout faire, nul n’étant assez puissant pour l’arrêter. Tout faire, oui !
Callandor brillant dans son poing, il s’était immobilisé devant le cadavre d’une jeune fille. Presque une enfant.
Le cadavre avait eu un spasme…
Moiraine l’avait arrêté. Rendre la vie aux morts n’était pas en son pouvoir, lui avait-elle rappelé.
Je voudrais tellement qu’elle soit encore là, pensa-t-il.
Plus d’une fois, l’Aes Sedai l’avait énervé au possible, mais plus que quiconque, elle semblait savoir très précisément ce qu’il était censé faire. Même quand il était furieux contre elle, Moiraine renforçait sa détermination à faire ce qui s’imposait.
Rand fit demi-tour. Moiraine ne lui avait pas menti. Rendre la vie aux morts était hors de sa portée. En revanche, pour tuer les vivants, il n’y avait pas meilleur que lui.
— Rassemblez vos sœurs de la Lance, dit-il à ses deux Promises. Nous allons nous battre.
— Maintenant ? demanda une Aielle. La nuit tombe…
Ai-je marché si longtemps ? s’étonna Rand.
— Je sais, mais ça n’a aucune importance. Je générerai toute la lumière dont nous aurons besoin.
Il toucha la clé d’accès, éprouvant un mélange d’excitation et d’horreur. Un jour, il avait rejeté les Seanchaniens à la mer. Eh bien, il allait recommencer. Seul.
Oui, il les jetterait à la mer ! Les survivants, en tout cas.
— Exécution ! cria-t-il aux Promises.