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Elles filèrent, bondissant dans le couloir. Qu’était-il advenu de sa sérénité ? La glace était fine, ces derniers temps…

Retournant à l’escalier, il monta en direction de ses appartements. Les Seanchaniens avaient osé le provoquer ? Eh bien, ils verraient ce qu’il en coûtait de s’en prendre au Dragon Réincarné. Il leur avait proposé la paix, et ça les avait fait rire ?

Rand ouvrit sa porte et fit signe aux Défenseurs qui la gardaient de ne pas le déranger. Il n’était pas d’humeur à bavasser avec eux.

Une fois chez lui, il fut agacé de voir que les gardes avaient laissé entrer quelqu’un. Un inconnu qui lui tournait le dos, regardant dehors.

— Que fais-tu ici ? rugit le Dragon.

L’homme se retourna. Un inconnu, lui ? Pas du tout. Le contraire, même…

Tam, son père. Tam al’Thor.

Rand recula. Était-ce un spectre ? Une ruse perverse du Ténébreux ? Non, il s’agissait de Tam, tout simplement. Pas moyen de se tromper, dès qu’on croisait son regard plein de bonté.

Même s’il était un peu plus petit que son fils, Tam lui avait toujours paru plus réel et solide que le monde alentour. Un rocher. Comme si ses jambes puissantes ne pouvaient pas être forcées à bouger. Pas parce qu’il était formidablement fort – pendant ses voyages, Rand avait croisé des types bien plus costauds –, mais parce qu’il était incroyablement réel. La force était éphémère. Tam, lui, incarnait la stabilité. Le regarder suffisait à se sentir réconforté.

Mais le nouveau Rand n’avait que faire du réconfort ! Si ses mondes se rencontraient – l’être qu’il était et celui qu’il avait dû devenir –, il arriverait ce qui se passait quand on jetait de l’eau glacée sur une pierre chauffée à blanc.

La pierre éclatait et l’eau s’évaporait…

Dans la pièce faiblement éclairée par deux lampes, Tam hésitait, le dos désormais tourné au balcon. Rand comprit sa réaction. Après tout, ils n’avaient aucun lien du sang. Le géniteur de Rand, c’était Janduin, le chef des Aiels Taardad. Tam, lui, avait simplement trouvé un bébé sur les pentes du pic du Dragon.

Oui, c’était seulement l’homme qui avait élevé Rand. L’homme qui lui avait enseigné tout ce qu’il savait. L’homme qu’il aimait et vénérait, et qu’il adorerait jusqu’à sa mort, quels que soient les « liens du sang ».

— Rand…, dit Tam d’un ton bizarre.

— Je t’en prie, assieds-toi…

Tam ferma les portes du balcon et prit place dans un des fauteuils. Quand Rand l’eut imité, ils se regardèrent à travers la pièce.

Les murs étaient nus, une configuration que Rand préférait aux expositions de tableaux ou de tapisseries. Jaune et rouge, le tapis était assez grand pour frôler les quatre murs.

L’endroit semblait trop parfait. Sur un guéridon, un bouquet de lys blancs et de fleurs de calima, parfaitement disposés dans un vase, reposait exactement là où il le fallait. Dans le même ordre d’idées, les fauteuils étaient bien trop correctement alignés. Une pièce où nul ne semblait vivre. Comme toutes celles où passait Rand. Depuis son départ de Champ d’Emond, il n’avait plus vraiment eu de foyer.

Tam dans un fauteuil, son fils dans un autre… S’avisant qu’il tenait toujours la clé d’accès, Rand la posa à ses pieds, sur le tapis.

Tam baissa les yeux sur le moignon de son fils, mais il ne fit pas de commentaire. Il croisa les mains, regrettant sans doute de n’avoir rien à faire avec. Quand il s’agissait d’évoquer des sujets délicats, il préférait parler en étant occupé. Tondre un mouton, par exemple, ou réparer un harnais.

Rand éprouva soudain une folle envie de donner l’accolade à son père. Dans son esprit, des souvenirs familiers se bousculaient. Pour Bel Tine, Tam livrant du cidre et de l’alcool de pomme à l’Auberge de la Cascade à Vin. Le même Tam, se régalant de fumer la pipe.

Sa gentillesse et sa patience… La surprise de le découvrir en possession d’une épée au héron.

Je le connais si bien… Pourtant, j’ai rarement pensé à lui, ces derniers temps.

— Comment… ? Comment es-tu arrivé ici ? Et comment m’as-tu trouvé ?

Tam eut un petit rire.

— Ces derniers jours, tu as envoyé dans toutes les grandes villes des messagers chargés de leur dire de se préparer à la guerre. Selon moi, pour ne pas savoir où te trouver, un homme devrait être aveugle, sourd et ivre mort.

— Mes messagers ne sont pas allés à Deux-Rivières.

— Je n’y étais pas, mon fils. Certains d’entre nous se battent avec Perrin.

Bien entendu, pensa Rand.

Nynaeve avait dû contacter Perrin (les couleurs tourbillonnèrent). Elle s’inquiétait tellement à son sujet et à celui de Mat. Tam devait être revenu avec elle.

Rand se demanda s’il avait vraiment cette conversation ou s’il rêvait. Depuis beau temps, il avait renoncé à l’idée de retourner chez lui et de revoir son père. Si bizarre que ce fût, ça se révélait très agréable. Tam était plus ridé qu’avant, ses cheveux poivre et sel virant à l’argenté, mais fondamentalement, il n’avait pas changé.

Autour de Rand, tant de personnes étaient devenues différentes – Mat, Perrin, Egwene, Nynaeve – qu’il s’étonnait et se réjouissait de voir quelqu’un de son passé qui soit resté tel qu’en lui-même. Tam, l’homme qui lui avait appris à chercher le « vide ». Tam, ce roc qui lui semblait plus solide que la Pierre de Tear.

Rand se rembrunit soudain.

— Minute… Perrin a enrôlé des gars de Deux-Rivières ?

Tam acquiesça.

— Il avait besoin de nous. Ce garçon exécute un numéro de funambule à faire pâlir de jalousie tous les artistes de ménagerie. Il a dansé sur un fil avec les Seanchaniens et les fanatiques du Prophète, sans mentionner les Capes Blanches et la reine…

— La reine ? coupa Rand.

— Comme je te dis ! Elle prétend ne plus l’être… C’est la mère d’Elayne.

— Elle est vivante ?

— Oui, mais pas grâce aux Capes Blanches, répondit Tam, l’air dégoûté.

— A-t-elle vu Elayne ? demanda Rand. Tu viens de parler des Capes Blanches. Comment Perrin est-il entré en contact avec… ? Non, ne réponds pas. Il me fera son rapport quand je le lui demanderai. Le temps que nous passons ensemble est trop précieux pour que tu joues les messagers.

Tam eut un petit sourire.

— Quoi ? demanda Rand.

— Bon sang, fiston…, soupira Tam, les mains toujours croisées, comme s’il ne savait pas quoi en faire. Ils ont réussi leur coup. Oui, ils ont fait de toi un roi. Où est passé le gosse dégingandé qui ouvrait de grands yeux pour Bel Tine ? Où est le garçon plein de doutes que j’ai élevé durant toutes ces années ?

— Il est mort, lâcha Rand.

Tam hocha la tête.

— Ça, je le vois bien. Mais tu dois savoir, alors, au sujet de…

— De notre lien ? Que tu n’es pas mon père ?

Tam baissa les yeux.

— Je le sais depuis le jour de mon départ de Champ d’Emond. Brûlant de fièvre, tu en parlais dans tes rêves. Au début, j’ai refusé d’y croire, mais on a fini par me convaincre.

— Oui… Je vois comment… (Tam serra plus fort les mains.) Fils, je n’ai jamais voulu te mentir. Je peux quand même t’appeler « fils », pas vrai ?

Tu peux, oui… Quoi qu’en disent certains, tu es mon père.

Des mots que Rand ne réussit pas à prononcer.

Le Dragon Réincarné ne pouvait pas avoir un père. Un père, c’était une faiblesse encore plus exploitable qu’une compagne. Tout le monde s’attendait à ce qu’il ait des histoires d’amour. Mais à part ça, le Dragon devait être un personnage de légende, presque aussi grand que la Trame elle-même.

Forcer les gens à obéir était déjà assez difficile comme ça. Qu’adviendrait-il s’ils savaient que son père se tenait à ses côtés ? Si on découvrait qu’il puisait sa force dans celle d’un berger ?