Dans son cœur, la voix d’habitude si calme criait de rage.
— Tu as bien agi, Tam, s’entendit dire Rand. En me cachant la vérité, tu m’as sauvé la vie. Si les gens avaient su que j’étais un bébé trouvé – sur les pentes du pic du Dragon, en plus – la nouvelle aurait fait le tour du monde. Et on aurait pu m’assassiner dans mon enfance.
— Vraiment ? Eh bien, je suis content, alors…
Rand prit la clé d’accès – elle aussi le réconfortait – et se leva. Tam se hâta de l’imiter, se comportant comme un domestique.
— Tu as bien servi le monde, Tam al’Thor, dit Rand. En m’éduquant et me protégeant, tu as contribué à l’avènement d’un nouvel Âge. Nous avons tous une dette envers toi. Je m’assurerai qu’on s’occupe de toi jusqu’à la fin de tes jours.
— J’en suis touché, seigneur. Mais ce ne sera pas utile. J’ai tout ce qu’il me faut.
Tam ravalait-il un sourire ? De fait, la tirade était un rien pompeuse. L’atmosphère devenant pesante, Rand traversa la pièce et alla rouvrir les portes du balcon. Le soleil couché, la ville s’était enténébrée. Quand Rand sortit sur le balcon, la brise venue de l’océan lui caressa agréablement le visage.
Tam vint le rejoindre.
— J’ai bien peur d’avoir perdu ton épée, dit le jeune homme.
De quoi se sentir plutôt idiot.
— Aucun problème… Je me demande parfois si je l’ai jamais méritée…
— Tu étais vraiment un maître de la lame ?
— J’imagine, oui… Devant des témoins, j’ai tué un type qui en était un, et je ne me le suis jamais pardonné. Pourtant, il fallait le faire…
— Les choses qui doivent être faites sont souvent celles que nous aimons le moins faire.
— Si j’ai jamais entendu une vérité, c’est bien celle-là !
Tam soupira et s’appuya à la balustrade. Dans la nuit, des fenêtres commençaient à s’éclairer.
— C’est si étrange… Mon garçon, le Dragon Réincarné… Toutes les histoires que j’entendais quand je sillonnais le monde, j’en suis un personnage.
— Imagine ce que je ressens…
Tam eut un petit rire.
— Oui, oui… Je suppose que tu comprends très exactement ce que je veux dire. C’est amusant, pas vrai ?
— Amusant ? Non, je ne dirais pas ça. Ma vie ne m’appartient plus. Pour la Trame et les prophéties, je suis un pantin destiné à danser jusqu’à ce qu’on coupe ses fils.
— Ce n’est pas vrai, fiston. Euh… seigneur.
— Je ne parviens pas à voir ça sous un autre angle.
Tam croisa les bras sur la balustrade.
— Je te comprends, je crois… Quand j’étais soldat, j’ai ressenti des choses de ce genre. Tu sais que je me suis battu contre Tear. Venir ici aurait pu éveiller des souvenirs douloureux. Mais tous les ennemis se ressemblent, et je n’ai plus de rancune.
Rand posa la clé d’accès sur la balustrade, mais il ne la lâcha pas. Le dos bien droit, il ne se pencha pas.
— En matière de destinée, un soldat n’a guère le choix, continua Tam en tapotant la rambarde du bout d’un doigt. Les décisions, ce sont des types plus importants qui les prennent. Des gens comme toi…
— Moi, c’est la Trame qui décide à ma place. Donc, je suis moins libre encore qu’un soldat. Tu aurais pu déserter – ou te faire démobiliser légalement.
— Toi, tu ne peux pas filer ?
— La Trame ne me laisserait pas partir. Ce que je fais est trop important. Elle m’y ramènerait de force. C’est déjà arrivé plusieurs fois.
— Et tu aurais vraiment envie de te défiler ?
Rand ne répondit pas.
— J’aurais pu laisser tomber ces guerres, dit Tam. En même temps, c’était impossible. En tout cas, sans me trahir moi-même. C’est pareil pour toi, je parie. Si tu sais que tu ne le feras pas, qu’importe que tu puisses fuir ou non ?
— Quand tout sera fini, dit Rand, je mourrai. C’est inévitable.
Tam se redressa, le front plissé. En un clin d’œil, Rand eut l’impression d’avoir de nouveau douze ans.
— Je ne veux pas entendre ça, dit Tam. Même si tu es le Dragon Réincarné, je n’écouterai pas ces bêtises. Rien n’est inévitable. D’accord, tu ne peux pas décider où tu dois aller, mais tu peux choisir entre vivre et mourir.
— Comment ?
Tam posa une main sur l’épaule de son fils.
— Le choix ne concerne pas toujours ce que tu fais, fiston, mais pourquoi tu le fais. Quand j’étais soldat, j’ai connu des hommes qui se battaient exclusivement pour l’argent. D’autres étaient motivés par la loyauté – à leurs camarades, à la couronne ou que sais-je encore ? Le type qui crève pour de l’argent et celui qui tombe par loyauté sont morts tous les deux, pourtant, entre eux, il y a une différence. Une de ces fins a un sens. L’autre non.
» J’ignore si tu dois vraiment mourir pour que tout soit accompli. Quoi qu’il en soit, nous savons tous les deux que tu ne te défileras pas. Tu as changé, c’est vrai, mais pas sur tous les plans. Donc, je ne veux pas t’entendre pleurnicher.
— Je ne pleurnichais pas…, commença Rand.
— Je sais, coupa Tam. Les rois ne pleurnichent pas, ils méditent sombrement.
Tam semblait citer quelqu’un, mais Rand n’aurait su dire qui. Bizarrement, le vétéran ricana.
— Bon, laissons tomber… Rand, je crois que tu peux survivre à tout ça. Considérant le service que tu rendras au monde, je doute que la Trame ne t’accorde pas un peu de paix. Mais tu es un soldat qui part pour la guerre. La première chose qu’il doit savoir, c’est qu’il risque de mourir. Tu ne peux pas choisir les missions dont on te charge, mais tu es maître de la raison pour laquelle tu les accomplis. Pourquoi vas-tu au combat, Rand ?
— Parce qu’il le faut.
— Ce n’est pas une motivation suffisante. Que les corbeaux picorent cette femme ! Elle aurait dû venir me voir plus tôt. Si j’avais su…
— Quelle femme ?
— Cadsuane Sedai. Elle m’a amené ici pour que je te parle. J’étais resté à l’écart, jusque-là, parce que je pensais que tu n’avais pas besoin d’avoir ton père dans les jambes.
Tam continua mais Rand cessa d’écouter.
Cadsuane. Tam était là à cause d’elle. Pas parce qu’il avait vu Nynaeve et saisi l’occasion. Pas parce qu’il avait eu envie de voir son fils. Cadsuane l’avait influencé, voire manipulé.
Quand ficherait-elle la paix à Rand, cette harpie ?
Voir Tam avait ému Rand au point de faire fondre la glace. Trop d’amour, c’était exactement comme trop de haine. Ressentir, voilà le risque auquel le Dragon ne pouvait plus s’exposer.
Mais il l’avait fait, et ses sentiments menaçaient de le submerger. Frissonnant, il se détourna de Tam. Leur conversation était-elle une énième machination de Cadsuane ? Et de quelle manière Tam était-il impliqué là-dedans ?
— Rand ? fit timidement Tam. Désolé, je n’aurais pas dû parler de la sœur. Elle m’a prévenu que tu serais en colère si je le faisais.
— Que t’a-t-elle dit d’autre ? demanda Rand en se tournant de nouveau vers son père.
Le roc d’homme fit d’instinct un pas en arrière.
— Eh bien, elle m’a conseillé d’évoquer ton enfance, pour te ramener à des temps plus heureux. Elle pense que…
— Cette femme me manipule…, souffla Rand en cherchant le regard de son père. Et elle s’est jouée de toi. Tout le monde veut m’attacher un fil à la patte…
La colère bouillonnait. Rand tenta de la contenir, mais c’était difficile. Où étaient son calme et sa glace ? À défaut, il chercha le vide, tentant de projeter toutes ses émotions dans la flamme d’une bougie, comme Tam le lui avait appris dans une autre vie.
Le saidin l’attendait là… D’instinct, il s’y connecta et, du coup, fut submergé par les émotions dont il se croyait débarrassé. Le vide explosa, mais le saidin demeura, luttant contre le Dragon. Alors que la nausée déferlait en lui, il tenta de la repousser avec sa colère.