— Rand, dit Tam, inquiet, tu devrais être plus…
— Tais-toi ! cria Rand.
Avec un flux d’Air, il fit basculer son père sur le dos. Puis il se débattit, pris entre sa rage et le saidin qui menaçaient de l’écraser.
Voilà pourquoi il devait être fort. Ces gens ne le voyaient-ils pas ? Quand il affrontait des forces pareilles, comment un homme pouvait-il rire ?
— Je suis le Dragon Réincarné ! cria-t-il au saidin, à Tam, à Cadsuane et au Créateur lui-même. Je ne deviendrai pas votre jouet !
Il braqua la clé d’accès sur Tam.
— Tu es venu à l’initiative de Cadsuane, prétendument pour me montrer ton affection. En réalité, tu as enroulé autour de mon cou un autre de ses maudits fils ! Pourquoi ne puis-je pas être libéré de vous tous ?
Rand avait perdu son contrôle, mais il s’en fichait. Ils voulaient qu’il ressente des choses ? Eh bien il allait en ressentir ! Ils désiraient l’entendre rire ? Eh bien, il rirait en les regardant brûler !
Hurlant contre tous ses bourreaux, il tissa des flux d’Air et de Feu. Dans sa tête, Lews Therin cria, car le saidin tentait de les détruire tous les deux.
Dans son cœur, la douce petite voix s’éteignit.
Une lance de lumière jaillit devant Rand, issue du centre de la clé d’accès. Le tissage des Torrents de Feu se déroula devant lui, la clé d’accès brillant de plus en plus fort à mesure qu’il y puisait du Pouvoir.
À la lueur des Torrents, Rand vit le visage de son père, qui le regardait, les yeux écarquillés…
… de terreur.
Que suis-je en train de faire ?
Rand commença à trembler alors que les Torrents de Feu se tissaient sans qu’il puisse les en empêcher. Horrifié, il tituba en arrière.
Que suis-je en train de faire ? pensa-t-il de nouveau.
La même chose que moi, jadis, souffla Lews Therin.
Lumière, pensa Rand, je recommence ! Je suis un monstre !
Encore connecté au saidin, mais sur le point de le lâcher, Rand ouvrit un portail donnant sur Ebou Dar. Il s’y engouffra, fuyant la terreur qui faisait briller les yeux de Tam.
48
En lisant les Commentaires
Dans la modeste chambre de Cadsuane, assise avec les autres, Min attendait le résultat de la rencontre entre Rand et son père. Un petit feu crépitait dans la cheminée, des lampes placées aux quatre coins de la pièce fournissant de la lumière aux femmes plongées dans diverses activités. Broderie, raccommodage, tricot – n’importe quoi à condition que ça leur occupe l’esprit.
En ce qui concernait son alliance avec Cadsuane, Min avait depuis longtemps dépassé le stade du regret. Pour tout dire, ça avait commencé dès le début, quand la légende lui avait collé aux basques, l’interrogeant sur chaque vision qu’elle avait eue au sujet de Rand.
Aussi méticuleuse qu’une sœur marron, Cadsuane avait transcrit toutes les visions et les réponses de sa victime, qui s’était crue revenue à la Tour Blanche.
Min n’aurait pas juré que la toute nouvelle soumission de Nynaeve envers Cadsuane autorisait cette dernière à la cuisiner. Mais la légende semblait voir les choses ainsi.
Très mal à l’aise en présence de Rand, ces derniers temps, Min était aussi résolue à découvrir ce que Cadsuane et ses Matriarches mijotaient. Du coup, elle avait le sentiment de passer presque tout son temps avec la légendaire sœur verte.
Oui, le moment du regret était venu, puis il avait passé. En Min, il ne restait plus qu’un mélange de résignation et de frustration. Sur les sujets qu’elle étudiait dans ses livres, Cadsuane en savait long, mais elle dispensait sa science au compte-gouttes. Un petit coup en guise de récompense, à condition qu’il y ait d’autres « services » en vue. Une tactique qui interdisait à Min de rompre le contact.
Les réponses, elle devait les trouver. Rand en avait besoin.
Avec cette idée à l’esprit, Min se cala sur son banc rembourré et rouvrit son ouvrage en cours de lecture. Un essai de Sajius, simplement intitulé Commentaires sur le Dragon.
Une ligne l’intriguait. Une phrase presque toujours ignorée dans les commentaires compilés par l’ouvrage.
« Il tiendra une épée de lumière dans ses mains – alors, les trois ne feront plus qu’un. »
Les commentateurs jugeaient ce passage trop vague par rapport aux autres. Par exemple, celui où Rand s’emparait de la Pierre ou celui où son sang coulait sur la roche du mont Shayol Ghul.
Min s’efforçait de ne pas penser à ce dernier passage. L’important, c’était de savoir qu’un grand nombre de prophéties – si on prenait le temps d’y réfléchir – avaient en général un sens bien précis. Même celle qui évoquait le « marquage » de Rand par les dragons et les hérons paraissait logique, avec du recul.
Mais cette phrase-là ? L’épée de lumière, c’était sûrement Callandor. Mais les trois qui faisaient un ? Selon certains érudits, il s’agissait de trois mégalopoles : Tear, Illian et Caemlyn. Ou, si le savant était originaire de Cairhien : Tear, Illian et Cairhien. L’ennui, c’était que Rand avait unifié bien davantage que ces trois cités. De plus, il avait conquis Bandar Eban, sans oublier qu’il aurait besoin de rallier les Frontaliers à sa cause.
Cela dit, il régnait – ou presque – sur trois pays. S’il avait renoncé à Andor, le Cairhien, l’Illian et Tear était sous son contrôle, même s’il ne portait qu’une seule couronne.
Au fond, sur ce passage, les érudits avaient peut-être raison, Min courant après des chimères.
Ses recherches étaient-elles aussi illusoires que la protection qu’elle avait cru fournir à Rand ?
Min, l’autoapitoiement ne te conduira nulle part.
La seule solution, c’était d’étudier, de penser et d’espérer.
— Quelque chose est faux, dit-elle à voix haute – à sa propre surprise.
À l’autre bout de la chambre, Beldeine ricana. Surprise, Min leva les yeux.
Les sœurs qui avaient juré allégeance à Rand – Erian, Nesune, Sarene et Beldeine – avaient de moins en moins le droit de le voir depuis que sa méfiance envers les Aes Sedai atteignait des sommets. La seule dont il tolérait régulièrement la présence, c’était Nynaeve. Du coup, les autres avaient rallié le « camp » de Cadsuane.
Et où en était la relation de Min avec Rand ? Eh bien, elle restait bienvenue en sa présence, mais il y avait une… dissonance. Quelque chose qui clochait. Face à elle, il érigeait une muraille – pas pour l’empêcher d’entrer, mais pour s’interdire de sortir. Comme s’il avait peur de ce que son vrai moi pouvait faire aux gens qu’il aimait.
Il souffre de nouveau, sentit Min à travers le lien. Il est fou de colère.
Que se passait-il ? Min eut une montée d’angoisse, mais elle la contint. Elle devait croire au plan de Cadsuane. Un très bon plan…
Presque devenues les ombres de la légende, ces derniers jours, Corele et Merise continuèrent à broder dans leurs fauteuils placés devant la cheminée. Cadsuane leur avait suggéré cette activité pour s’occuper les mains pendant qu’elles attendaient. La doyenne des Aes Sedai, semblait-il, faisait rarement quelque chose sans chercher à donner une leçon à quelqu’un.
Sur les Aes Sedai « de » Rand, seule Beldeine était là pour le moment. Assise près de Min, Cadsuane lisait aussi. En tirant de temps en temps sur sa natte, Nynaeve réussissait à faire les cent pas dans la petite chambre. Bien entendu, personne ne faisait allusion à la tension ambiante.