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De quoi parlaient donc Rand et Tam ? Ce dernier serait-il capable d’atteindre et de toucher son fils ?

La chambre était bondée. Avec trois fauteuils devant la cheminée, un banc le long d’un mur et Nynaeve qui marchait de long en large comme un lion en cage, on ne pouvait presque plus bouger un cil. Avec ses murs lisses, la pièce faisait penser à une caisse, et il n’y avait qu’une fenêtre, ouverte dans le dos de Cadsuane.

Dans le petit salon attenant, les Champions conversaient à voix basse.

Oui, ces appartements étaient minuscules. Mais Cadsuane, proprement bannie, pouvait se féliciter d’en avoir encore dans la Pierre.

Min soupira et s’en retourna à sa lecture.

L’éternelle phrase lui sauta aux yeux.

« Il tiendra une épée de lumière dans ses mains – alors, les trois ne feront plus qu’un. »

Qu’est-ce que ça voulait dire ?

— Cadsuane, dit Min en brandissant l’essai, je pense que l’interprétation de cette phrase est erronée.

Beldeine ricana de nouveau.

— Tu as quelque chose à dire, Beldeine ? lui demanda Cadsuane sans lever les yeux de son traité d’histoire intitulé La Bonne Façon de maîtriser le pouvoir.

— Pas au point de gaspiller ma salive, Cadsuane Sedai, répondit Beldeine, se croyant finaude.

Cette sœur verte originaire du Saldaea avait des traits que certains auraient pu qualifier de « jolis ». Assez jeune pour ne pas arborer le visage sans âge habituel, elle brûlait d’envie de s’affirmer et poussait souvent le bouchon un peu trop loin.

— Beldeine, insista Cadsuane, tu penses à l’évidence quelque chose au sujet de ce qu’a dit Min. On t’écoute !

Beldeine rosit. Quand on passait beaucoup de temps avec les Aes Sedai, on finissait par remarquer les détails de ce genre. Ces femmes avaient des réactions et des émotions, mais elles étaient subtiles. Sauf, bien entendu, quand il s’agissait de Nynaeve. Même si elle avait appris à se contrôler, elle restait… eh bien, Nynaeve.

— Je trouve amusant que cette gamine, lâcha enfin Beldeine, planche sur des ouvrages comme si elle était une érudite.

D’une autre personne, Min aurait pris ça pour un défi. Venant de Beldeine, c’était impoli mais sans arrière-pensée.

Cadsuane tourna lentement une page de son livre.

— Je vois… Min, que voulais-tu me dire ?

— Rien d’important, Cadsuane Sedai.

— T’ai-je demandé si c’était important, ma fille ? Je veux que tu répètes ta phrase. Exécution !

Min soupira. Pour humilier les autres, il n’y avait rien de pire que les Aes Sedai, parce qu’elles n’y mettaient aucune malveillance. Un jour, Moiraine, en termes simples, avait tout expliqué à Min : beaucoup de sœurs jugeaient crucial d’affirmer leur emprise hors de moments de crise. Ainsi, en cas d’urgence, les gens savaient à qui s’adresser.

Judicieux, mais très frustrant…

— J’ai dit que l’interprétation d’une phrase de mon livre est erronée. Je lis des commentaires sur Le Cycle de Karaethon. Selon Sajius, la prédiction sur les trois qui ne feront qu’un évoque le ralliement au Dragon de trois grands royaumes. D’après moi, c’est faux.

— Et comment peux-tu penser en savoir plus qu’un érudit reconnu comme un expert des prophéties ?

— Cette théorie n’a aucun sens, insista Min. Rand porte une seule couronne. S’il n’avait pas confié Tear à Darlin, la thèse de Sajius pourrait se tenir. Mais là, c’est hors de question. Je crois que cette phrase concerne la façon dont Rand doit utiliser Callandor.

— Je vois, fit Cadsuane sans lever les yeux de son livre. C’est une interprétation audacieuse. (Beldeine eut un rictus avant de se reconcentrer sur sa broderie.) Cela dit, tu as tout à fait raison.

Min sursauta de surprise.

— C’est ce passage, justement, qui m’a incitée à enquêter sur Callandor, dit la légende. Après de longues recherches, j’ai découvert que l’épée doit être utilisée au sein d’un cercle de trois. C’est sans nul doute le sens ultime du passage.

— Ça implique que Rand a déjà dû se servir de l’arme en faisant partie d’un cercle, dit Min.

Elle relut le passage. Oui, ça impliquait ce qu’elle venait de dire. Sauf qu’à sa connaissance Rand n’avait jamais appartenu à un cercle.

— On dirait bien, oui…

Min eut un frisson glacé. Elle tenait peut-être un indice. Un détail que Rand ignorait, et qui pourrait l’aider. Sauf que… Eh bien, pour Cadsuane, ça n’était pas une nouvelle stupéfiante. Du coup, Min n’avait rien trouvé de significatif.

— Je crois, dit Cadsuane, que quelqu’un va devoir s’excuser. Ici, les mauvaises manières ne sont pas tolérées.

Consciente qu’elle était visée, Beldeine leva les yeux de son ouvrage. Réaction stupéfiante, elle se leva et quitta la pièce. Son Champion, un jeune Asha’man nommé Karldin, sortit du salon et lui emboîta le pas.

Cadsuane haussa les épaules et se replongea dans son livre.

La porte refermée, Nynaeve regarda Min avec insistance, puis elle recommença à faire les cent pas. Dans le regard de l’ancienne Sage-Dame, Min lut bien des choses. Primo, elle s’agaçait d’être la seule à avoir l’air nerveuse. Secundo, elle ne décolérait pas qu’on n’ait pas pu trouver un moyen d’espionner la conversation de Rand avec Tam. Tertio, elle continuait à mourir d’angoisse pour Lan.

Ça, Min le comprenait. Elle se rongeait aussi les sangs pour Rand.

Et… Mais quelle image orbitait soudain autour de la tête de Nynaeve ? Elle-même, dévastée par le chagrin alors qu’elle s’agenouillait près d’un cadavre.

En un clin d’œil, la vision se dissipa.

Min secoua la tête. L’image étant impossible à interpréter, elle ne s’appesantirait pas dessus. Ces derniers temps, elle ne gaspillait plus son énergie sur les visions de ce genre. Par exemple, le couteau noir qui tournait autour de la tête de Beldeine, ces derniers jours, pouvait signifier n’importe quoi.

Min se concentra sur son livre. Donc, Rand devrait utiliser Callandor en étant impliqué dans un cercle. C’était ça, les trois qui faisaient un ? Mais pourquoi était-ce requis et avec qui devrait-il se lier ? Si c’était pour combattre le Ténébreux, faire partie d’un cercle qu’il ne dominerait pas n’avait aucun sens.

— Cadsuane, ça ne colle toujours pas. Il y a plus à découvrir.

— Au sujet de Callandor ?

Min acquiesça.

— Je suis d’accord avec toi.

Min n’en revint pas de tant de franchise.

— Oui, je pense comme toi. Mais je n’ai rien trouvé. Si ce crétin de garçon consentait à revenir sur mon bannissement, nous pourrions passer à des choses plus importantes…

La porte s’ouvrit à la volée. Alors que Merise se levait d’un bond, Nynaeve s’écarta juste à temps pour ne pas recevoir le battant dans la figure.

Hors de lui, Tam al’Thor se campa dans l’encadrement de la porte.

— Qu’as-tu fait à mon garçon ? demanda-t-il à Cadsuane.

La légende baissa son livre.

— À part l’encourager à se montrer plus courtois, répondit-elle, rien du tout. On dirait que d’autres membres de la famille ont besoin des mêmes leçons.

— Surveille ta langue, Aes Sedai ! rugit Tam. Est-ce que tu l’as vu ? La pièce entière s’est assombrie quand il y est entré. Et son visage… J’ai vu plus d’émotions dans les yeux d’un cadavre. Qu’est-il arrivé à mon fils ?

— J’en déduis, fit Cadsuane, que les retrouvailles ne se sont pas passées comme nous l’espérions.

Tam inspira à fond… et sembla soudain vidé de sa fureur. Il restait dur, les yeux voilés, mais la rage n’existait plus.