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Même si Rand devait du coup porter la statuette à la ceinture, son déguisement se révélait des plus efficaces. Généreux, le Zingaro lui avait aussi donné un bâton de marche, sur lequel il s’appuyait lourdement. Un excellent moyen de paraître plus petit. Ici, il tenait à être invisible.

Dans la Pierre, il avait failli tuer son père. Sans y être forcé par Semirhage ni par Lews Therin. Aucune excuse. Pas de circonstances atténuantes. Rand al’Thor avait essayé d’assassiner son père ! Il avait puisé du Pouvoir, modelé les tissages et failli les déchaîner.

Sa colère l’avait quitté, remplacée par du dégoût. Parce que c’était nécessaire, il avait voulu s’endurcir. Et voilà où ça l’avait mené. Pour ses crimes, Lews Therin avait pu plaider la folie. Rand n’avait aucune échappatoire, pas d’endroit où se cacher ni de moyen de se fuir lui-même.

Sauf peut-être Ebou Dar, cette ville foisonnante d’activité coupée en deux par un fleuve. Sur la berge ouest, le Dragon traversait des places ornées de magnifiques statues et sillonnait des rues où s’alignaient des rangées de maisons blanches dotées de plusieurs niveaux.

Assez souvent, il passait devant des hommes qui s’affrontaient à coups de poing ou de couteau. Personne ici ne faisait l’effort de les séparer. Les femmes elles-mêmes arboraient une lame pendue à leur cou dans un fourreau incrusté de pierres précieuses. Une vision étrange, quand on ajoutait leur robe décolletée portée sur des jupons de couleur vive.

Rand ignorait tout ce petit monde. En revanche, il réfléchissait aux Zingari. Ils étaient en sécurité ici alors que Tam ne l’était pas dans l’empire de son fils.

Et les amis de Rand avaient peur de lui, désormais. Ça, il l’avait lu dans les yeux de Nynaeve.

Ici, les gens n’avaient peur de rien. Dans la foule, des officiers seanchaniens, reconnaissables à leur casque en forme de tête d’insecte, déambulaient paisiblement. Et si les badauds s’écartaient sur leur passage, c’était un signe de respect.

Tous les passants que Rand avait entendus parler se félicitaient de la nouvelle « stabilité » en vigueur. À croire qu’ils auraient volontiers félicité les Seanchaniens de les avoir soumis.

Quand il traversa un pont qui dominait un canal, Rand vit que les marins, sur de petits bateaux, se souriaient joyeusement. Aucune trace de dépression, ici…

En revanche, la configuration de la cité laissait le Dragon rêveur. L’anarchie totale ! Là où auraient dû se trouver des maisons, on tombait sur des boutiques – et vice versa. Autre originalité, les échoppes n’étaient pas regroupées par spécialités, mais dispersées tout à fait au hasard.

Le pont traversé, Rand dépassa une grande maison blanche et déboula devant la taverne attenante.

Un type en veste de soie multicolore le bouscula puis s’excusa mielleusement. Le Dragon repartit, craignant que l’homme soit en quête d’un duel.

Ces gens n’avaient pas un comportement de peuple opprimé. Chez eux, on ne captait aucun ressentiment caché. En d’autres termes, les Seanchaniens géraient Ebou Dar bien mieux que Rand gouvernait Bandar Eban. Ici, les gens étaient heureux – voire prospères.

Bien entendu, en tant que royaume, l’Altara n’avait jamais été une force importante. Grâce à ses multiples mentors, Rand savait que l’autorité de la couronne ne s’étendait pas au-delà des limites de la ville. Il en allait plus ou moins de même dans les autres pays conquis par les Seanchaniens. Le Tarabon et l’Amadicia, même chose pour la plaine d’Almoth… Certaines régions étaient plus stables que l’Altara et d’autres moins. Mais partout, on cherchait la sécurité.

Rand s’efforça d’oublier son environnement, car il n’était pas là pour ouvrir de grands yeux d’enfant émerveillé. S’il avait choisi de venir ici, c’était pour détruire ses ennemis. Tous ceux qui le défiaient devaient disparaître. Combien de victimes ferait-il ? N’allait-il pas créer une sorte de balise pour les Seanchaniens, comme lorsqu’il avait purifié le saidin ?

Qu’ils viennent me chercher, s’ils l’osent !

Rand bomba le torse. Il les vaincrait tous.

Le moment d’attaquer était venu. L’heure de rejeter les Seanchaniens à la mer.

Posant son bâton, Rand décrocha la clé d’accès de sa ceinture, mais il ne put pas se forcer à la déballer. Contemplant le paquet un moment, il reprit son chemin, le bâton traînant derrière lui.

Le Dragon Réincarné marchait parmi les siens, et personne ne le reconnaissait. Pour ces gens, Rand al’Thor était très loin d’ici. L’Ultime Bataille ? Un souci secondaire comparé à la nécessité de conduire leurs volailles au marché – ou à la santé du petit dernier, qui toussait comme un perdu. Ou encore, pour les moins miteux, à l’angoisse de ne pas pouvoir s’offrir la jolie veste en soie qui leur plaisait tant.

Rand, ils n’auraient pas vent de son existence avant qu’il commence à les détruire.

Tu leur feras une faveur, dit Lews Therin. La mort est toujours un soulagement.

Le spectre semblait nettement moins fou qu’à une époque. Pour être franc, sa voix ressemblait à celle de Rand, qui redoutait de ne plus s’y retrouver un jour.

Au point le plus haut d’un pont, il sonda l’horizon en direction du gigantesque palais royal où les Seanchaniens avaient établi leur cour.

Haut de quatre niveaux, ses quatre dômes cerclés d’or et ses minarets à la pointe ornée du même métal, ce complexe était le repaire de la Fille des Neuf Lunes.

Sans peine, Rand pouvait conférer à ces murs blancs une pureté qu’ils n’avaient jamais eue. L’absolue perfection. Une façon de parachever le bâtiment, en un sens – avant qu’il sombre pour toujours dans le néant.

Discrètement, comme un promeneur inoffensif, il déballa la clé d’accès. Après la destruction du palais, il devrait agir vite. D’abord, dévaster le port avec des Torrents de Feu semblait une excellente idée. Ensuite, une pluie d’éclairs ou de flammes sur le reste de la ville sèmerait la panique. Un excellent moyen de paralyser ce qui resterait de ses ennemis.

Le répit qu’il lui faudrait pour gagner les casernes, aux portes de la ville, et les détruire. Certains éclaireurs, se souvint-il, mentionnaient l’existence de camps de ravitaillement, au nord de la cité. Ceux-là, il les raserait aussi, tuant les nombreux soldats qui y étaient cantonnés.

Sa tâche accomplie, il filerait à Amador puis à Tanchico. Après, d’autres destinations l’attendraient.

S’il Voyageait vite, ne restant jamais longtemps au même endroit, les Rejetés ne pourraient pas le capturer. Le Dragon Réincarné allait devenir une étincelle mortelle virevoltant au vent. Tuer un jour ici et un autre là… Les victimes seraient nombreuses, mais pour l’essentiel, il s’agirait de Seanchaniens – de vils envahisseurs.

Rand baissa les yeux sur la clé d’accès. Puis il se connecta au saidin.

La nausée déferla en lui, plus puissante que jamais. Sous le choc, il s’écroula, comme si on l’avait frappé. S’apercevant à peine qu’il heurtait le sol, il gémit de douleur mais ne lâcha pas la figurine, se recroquevillant au contraire autour d’elle. Ses entrailles en feu, il détourna la tête et vomit tripes et boyaux.

Mais sans lâcher le saidin, car il avait besoin du Pouvoir. Le magnifique et enivrant Pouvoir ! Les sens amplifiés, même l’odeur de son vomi lui semblait plus réelle et presque agréable.

Quand il ouvrit les yeux, Rand vit que des gens s’étaient massés autour de lui, l’air inquiets. Une patrouille seanchanienne approchait.