Le moment ou jamais de frapper.
Il en fut incapable. Autour de lui, les passants semblaient si inquiets. Ils se souciaient d’un inconnu.
Criant de rage, Rand ouvrit un portail, forçant l’assistance à reculer. Une fois relevé, il s’engouffra dans l’ouverture alors que les soldats ennemis, lame au poing, lui beuglaient des ordres incompréhensibles.
Le portail franchi, Rand s’écroula sur une plate-forme de pierre noir et blanc cernée par une obscurité plus profonde et vide que la nuit. Tandis que le portail se refermait derrière lui, Ebou Dar disparut et la plate-forme ronde se mit en mouvement. Éclairé par une lumière venue de nulle part, il plana dans le vide.
Rand se roula en boule sur le sol. Le souffle court, il serrait toujours la clé d’accès contre son cœur.
Pourquoi ne puis-je pas être assez fort ?
Une pensée à lui ou à Lews Therin ? Qu’importait ! Eux deux, ils ne faisaient qu’un.
Pourquoi ne puis-je pas faire ce qui s’impose ?
Dans le silence seulement troublé par le souffle rauque de son passager, la plate-forme plana un long moment dans le vide. Bizarrement, elle ressemblait à un des sceaux de la prison du Ténébreux, une ligne sinueuse séparant le blanc du noir.
Rand reposait sur la ligne de démarcation. La partie noire, on l’appelait le Croc du Dragon. Pour les gens, elle symbolisait le mal et la destruction.
Rand, lui, était le héraut d’une destruction nécessaire. S’il n’avait pas été destiné à détruire, pourquoi la Trame l’aurait-elle malmené à ce point ? Au début, il avait tenté de ne pas tuer, mais cette stratégie n’avait aucune chance de fonctionner. Plus tard, il s’était interdit d’abattre des femmes. Là encore, ça s’était révélé impossible.
Sa mission était de détruire et de disloquer. Il devait l’accepter. Il fallait bien que quelqu’un soit assez dur pour se charger du sale boulot, non ?
Un portail s’ouvrant, il se releva, sauta de la plate-forme et atterrit dans une prairie déserte. Celle où il avait jadis affronté les Seanchaniens avec Callandor.
Le site d’une défaite.
Après avoir longuement observé ce lieu maudit, le souffle toujours court, il ouvrit un autre portail. Pour Voyager, ce coup-ci… Le traversant, il déboula sur une surface enneigée, un vent glacial lui cinglant le visage.
Quand le portail se fut refermé dans son dos, il contempla le monde qui s’étendait à perte de vue à ses pieds.
Pourquoi sommes-nous venus ici ? pensa Rand.
Parce que nous avons créé ce lieu, lui répondit… Rand. C’est ici que nous sommes morts.
Rand se tenait au sommet du pic du Dragon, ce mont sorti de terre quand Lews Therin s’était suicidé, trois mille ans plus tôt. D’un côté, on voyait un à-pic de centaines de pieds jusqu’à l’endroit où le flanc de la montagne portait une plaie béante. Vue de face, la brèche était plus énorme encore qu’observée de cette position. Un large cratère de roche brillante déchiquetée. On eût dit qu’un morceau entier du pic manquait, laissant son sommet se tendre vers le ciel sur des pieds d’argile.
Rand sonda ce gouffre qui évoquait irrésistiblement la gueule ouverte d’un monstre. De la chaleur en montait et des cendres voletaient dans les airs.
Au-dessus de la tête de Rand, le ciel couvert paraissait anthracite. À cette altitude, le sol semblait très lointain et vaguement semblable à un tissu à motifs. Ici une partie verte – en réalité, une forêt. Là une sorte de couture – un fleuve, plutôt.
À l’est, Rand repéra un minuscule point, sur le fleuve. Pas la marque d’une reprise, mais l’île où se dressait Tar Valon.
Rand s’assit, la neige crissant sous son poids. Posant la clé d’accès devant lui, il tissa un mélange d’Air et de Feu pour se préserver du froid.
Les coudes sur les genoux et la tête entre les mains, il riva les yeux sur la statuette.
Pour mieux réfléchir.
50
Des veines d’or
Au sommet du monde, le vent cinglait plus que jamais le visage de Rand. Son tissage d’Air et de Feu ayant fait fondre la neige, un cercle de roche d’environ trois pas de diamètre était visible autour de lui.
Comme un ongle cassé, le pic du Dragon se pointait vers le ciel, et Rand al’Thor le chevauchait. Car il semblait bien être tout à fait au sommet du mont. Probablement le point le plus élevé du monde.
La clé d’accès posée devant lui, il siégeait, littéralement, sur une petite saillie. Ici, l’oxygène était raréfié, et il avait eu du mal à respirer jusqu’à ce qu’il trouve une façon, via un tissage, de comprimer l’air autour de lui. Comme pour les flux qui le réchauffaient, il n’aurait su dire comment il s’y était pris pour obtenir ce résultat.
Très vaguement, il se souvint qu’Asmodean avait tenté de lui enseigner un tissage de ce genre. À l’époque, il n’avait pas réussi à le reproduire. Aujourd’hui, ça lui était venu naturellement. L’influence de Lews Therin ? Sa maîtrise du Pouvoir en constante progression ?
Sur sa gauche, la gueule du monstre – du pic, plutôt – béait à des centaines de pieds plus bas. Même de si loin, l’odeur de soufre et de cendre prenait à la gorge. Au cœur de l’abîme, sous un tapis de cendres volantes, la roche en fusion bouillonnait.
Rand ne s’était pas coupé de la Source. Une saine précaution… La dernière fois qu’il s’y était connecté, l’épreuve avait été pire que jamais. S’il devait recommencer, il redoutait que la nausée ait raison de lui.
Voilà des heures qu’il était là, sans fatiguer le moins du monde. Les yeux rivés sur le ter’angreal, il méditait.
Qu’était-il exactement ? Qu’était donc le Dragon Réincarné ? Un symbole ? Un agneau sacrificiel ? Une lame faite pour détruire ? Une main rassurante destinée à protéger ?
Un pantin qui jouait son rôle en boucle, encore et encore ?
Rand était furieux. Contre le monde, contre la Trame et même contre le Créateur, qui laissait l’humanité affronter le Ténébreux sans daigner la guider de Ses lumières. De quel droit ces trois instances réclamaient-elles que Rand se sacrifie ?
Droit ou non, il était prêt à le faire. Pour accepter de mourir, il lui avait fallu du temps, mais c’était réglé, à présent. N’était-ce pas suffisant ? Fallait-il vraiment qu’il souffre jusqu’à la fin ?
S’il s’endurcissait assez, avait-il cru, la douleur disparaîtrait. Quelqu’un qui ne ressentait plus rien ne pouvait pas avoir mal.
Ses blessures au flanc le mettaient à la torture. Pendant un temps, il était parvenu à les oublier. Mais les morts dont il était responsable lui avaient mis l’âme à vif.
La liste commençait par Moiraine. À partir de sa mort, tout avait mal tourné. Avant, il gardait encore de l’espoir.
Avant, on ne l’avait jamais enfermé dans une caisse.
Comprenant ce qui serait exigé de lui, il avait changé dans le sens qui semblait requis. Tout ça pour ne pas être submergé par son destin.
Mourir pour protéger des inconnus ?
Être choisi pour sauver l’humanité ? Pour forcer les royaumes à se rallier à lui ou détruire ceux qui refusaient ? Pour provoquer la mort de milliers de femmes et d’hommes qui combattaient pour lui ? Choisi pour porter sur ses épaules le poids écrasant de leurs âmes perdues ? Quel homme pouvait assumer tout ça et rester sain d’esprit ? La seule solution, avait-il cru, était de se couper de ses émotions, devenant aussi dur que du cuendillar.
Mais il avait échoué. Ses émotions, il n’avait pas su les bannir. Si ténue qu’elle ait été, la voix, en lui, l’avait en permanence piqué, telle une minuscule aiguille constellant son cœur de trous. Et par ces trous, le sang s’était écoulé…