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Au bout du compte, il en serait vidé.

Au moins, la petite voix s’était tue quand il avait projeté Tam à terre, manquant le tuer. Sans elle, allait-il pouvoir continuer ? Si elle était vraiment le dernier vestige du bon vieux Rand – celui qui croyait savoir faire la différence entre le bien et le mal –, pourquoi s’était-elle tue ?

Rand saisit la clé d’accès et se leva. Même si le soleil restait caché, il était midi. À ses pieds, il distinguait les collines, les forêts, les lacs et les villages.

— Et si je ne veux pas que la Trame continue à exister ? cria-t-il.

Il avança au bord du gouffre, la statuette serrée contre lui.

— Nous vivons en boucle les mêmes vies, refaisant sans cesse les mêmes erreurs. Les royaumes, eux, répètent les mêmes âneries. À l’infini, les dirigeants trahissent ou déçoivent leurs sujets. Les hommes continuent à haïr, à blesser, à tuer et à mourir.

Le vent redoubla de puissance, faisant voleter son manteau marron et son beau pantalon tearien. Mais ses paroles portèrent, l’écho les répercutant de rocher en rocher.

Ici, l’air était sain mais glacial. Si son tissage lui permettait de survivre, il ne l’empêchait pas d’avoir froid. Il l’avait conçu en ce sens.

— Et si je pense que rien n’a d’importance ? demanda-t-il du ton puissant d’un souverain. Si je ne veux pas que la Roue continue à tourner ? Nos vies, nous les menons en versant le sang des autres. Et nos victimes sont vite oubliées. À quoi bon, si tout ce que nous connaissons est voué à disparaître ? Les grands exploits et les cruelles tragédies n’ont aucun sens. Ces faits deviennent des légendes vite englouties par le temps. Alors, tout recommence comme si de rien n’était.

La statuette émit une faible lueur. Là-haut, les nuages s’assombrirent encore.

Pulsant au même rythme que son cœur, la colère de Rand exigeait d’être libérée.

— Et s’il avait raison ? lança-t-il au monde. S’il était préférable que tout s’arrête enfin ? Si la Lumière était un leurre depuis le début, nos vies n’étant que de longues et cruelles punitions ? Nous renaissons à l’infini, devenons de plus en plus faibles et mourons – piégés pour l’éternité. Serons-nous torturés à jamais ?

Le Pouvoir se déversa en Rand comme une succession de vagues visant à remplir un nouvel océan. Dans la gloire du saidin, il se sentit plus vivant que jamais, se fichant d’être une balise visible des quatre coins du monde pour tous les hommes capables de canaliser. Devenu un brasier de Pouvoir, il eut le sentiment d’être l’égal du soleil pour l’univers qu’il dominait.

— Rien de tout ça n’a de sens ni d’importance !

Fermant les yeux, Rand puisa de plus en plus de Pouvoir. De sa vie – ou de ses vies –, il ne s’était senti ainsi qu’en deux occasions. Lorsqu’il avait purifié le saidin, et le jour où il avait créé ce pic.

Il continua à puiser.

Une telle quantité de Pouvoir finirait par le tuer, il le savait et s’en fichait éperdument. La colère qu’il accumulait en lui depuis deux ans entrait enfin en éruption.

La clé d’accès dans une main, il écarta les bras. Lews Therin avait eu raison de se suicider et de créer le pic du Dragon. Mais il n’était pas allé assez loin dans son raisonnement.

Rand se remémora ce jour. La fumée, le vacarme, la douleur d’une guérison le ramenant à la conscience dans un palais dévasté. Mais cette souffrance avait paru bien pâle quand il avait compris ce qu’il venait de faire.

Partout, des cadavres familiers gisaient sur le sol comme des haillons mis au rebut.

Ses cheveux blonds lui faisant une corolle, Ilyena était étendue non loin de là.

Rand sentit les murs du palais trembler, comme si les sanglots de la terre les secouaient. Ou était-ce le pic du Dragon qui vibrait à cause de l’immense quantité de Pouvoir dont il s’était gorgé ?

Dans l’air flottait une odeur de sang, de suie, de mort et de douleur. Étaient-ce les relents du monde agonisant qui s’étendait à ses pieds ?

Les vents tourbillonnants le flagellèrent et les nuages noirs semblèrent dériver comme d’antiques léviathans dans d’insondables abysses noirs.

Lews Therin avait commis une erreur. Il était mort, certes, mais en laissant le monde bien vivant – blessé et boitillant, mais vivant. La Roue du Temps, il lui avait permis de tourner encore, chacune de ses rotations pourrissantes le rapprochant du moment où il devrait revenir dans la Trame. Pas moyen d’échapper à ce cycle.

À moins de tout détruire.

— Pourquoi ? souffla Rand à l’intention des vents qui se déchaînaient autour de lui.

Le Pouvoir qui se déversait en lui via la clé d’accès était bien supérieur à celui qu’il avait manipulé pour purifier le saidin. Supérieur, peut-être, à tout ce qu’un homme avait jamais puisé. Assez puissant pour détisser la Trame et instaurer la paix à jamais.

— Pourquoi devons-nous faire de nouveau ça ? souffla-t-il. J’ai déjà échoué. Elle est morte de mes mains. Pourquoi ai-je été contraint de renaître ?

Des éclairs zébrèrent le ciel, faisant vaciller Rand sur ses jambes. Perché sur un sommet minuscule, à des milliers de pieds du sol, au milieu d’une tempête glacée, il ferma les yeux. À travers ses paupières, il continua pourtant à capter la lueur de plus en plus forte de la clé d’accès. Le Pouvoir niché en lui occultait cette lueur. Désormais, il était le soleil, le feu, la vie et la mort.

Pourquoi ? Pourquoi devaient-ils tous recommencer indéfiniment ? Le monde ne lui fournirait aucune réponse…

Les bras levés, Rand forma une sorte de conduit de Pouvoir et d’énergie. Une incarnation de la mort et de la destruction.

Il allait mettre un terme à tout ça. En finir et permettre enfin à l’humanité de se reposer, toutes ses souffrances… volatilisées.

Terminée, l’obligation de vivre et de revivre et de revivre encore. Pourquoi ? Pourquoi le Créateur avait-il frappé les humains de cette malédiction ?

Tu veux savoir pourquoi nous renaissons ? demanda Lews Therin.

Sa voix était nette comme jamais.

Oui, gémit Rand. Dis-le-moi ! Pourquoi ?

Peut-être…

Lews Therin hésita. En lui, il n’y avait plus une once de folie, mais au contraire, une lucidité terrifiante.

Pourquoi ? répéta-t-il, posé et solennel. Se peut-il que… ? Eh bien, c’est peut-être pour nous donner une seconde chance.

Rand se pétrifia. Les vents se déchaînaient toujours contre lui, mais ils ne pourraient plus l’ébranler. En lui, le Pouvoir hésitait, telle la hache d’un bourreau en suspension au-dessus de la nuque d’un condamné.

« Tu ne peux pas choisir les missions dont on te charge, mais tu es maître de la raison pour laquelle tu les accomplis. »

Les propos de Tam, comme un très lointain souvenir…

« Pourquoi vas-tu au combat, Rand ? »

Oui, pourquoi ?

Tout était paisible. Même avec la tempête, les vents et les roulements de tonnerre, tout était paisible.

Pourquoi ? se demanda de nouveau Rand, stupéfié. Parce que chaque fois que nous vivons, il nous est donné d’aimer de nouveau.

C’était ça, la réponse. Comment avait-il pu la rater ? La vie, les erreurs – l’amour changeait tout !

Devant son œil mental, Rand vit le monde entier illuminé par la brillance de la clé d’accès. Il se souvint de ses vies – des centaines, des milliers, s’alignant à l’infini. Puis il se remémora l’amour, la paix, la joie et l’espoir.