— Rand ! appela Aviendha.
Le jeune homme se pétrifia, puis il baissa les yeux sur l’Aielle. Dans son regard, elle sentit une colère presque aussi brûlante que l’incroyable chaleur, un peu plus tôt.
Se détournant, Rand al’Thor s’enfonça dans le bâtiment et s’engagea dans un escalier à demi carbonisé.
— Par la Lumière ! lança une voix terrifiée. Ces choses-là arrivent souvent, quand il est dans les environs ?
Aviendha tourna la tête vers un jeune homme vêtu d’un uniforme peu familier. Mince, les cheveux châtains et la peau cuivrée, c’était un des officiers « prêtés » au Car’a’carn par Ituralde.
S’intéressant de nouveau au désastre, Aviendha entendit des soldats se relayer des ordres. Davram Bashere venait de prendre la situation en main, ordonnant à ses hommes de sécuriser le périmètre. Pour qu’ils aient quelque chose à faire, probablement… Parce que ce drame n’était pas le début d’une attaque, mais simplement une autre conséquence du prochain retour du Ténébreux, comme la viande pourrie, les cafards, les rats et les malheureux foudroyés en quelques minutes par des maladies jamais vues.
— Oui, dit Aviendha, répondant enfin à la question du jeune officier. C’est fréquent. Du moins, ça arrive encore plus souvent quand le Car’a’carn est à proximité. Vous avez souffert d’événements similaires ?
— J’ai entendu des histoires… Mais je n’y ai pas cru.
— Tous les récits ne sont pas des fables… (Aviendha posa les yeux sur les restes d’Adrin.) La prison du Ténébreux n’est plus étanche…
— Par les maudites cendres ! s’écria l’homme. Dans quoi nous as-tu entraînés, Rodel ?
Sur ces mots, il se détourna et s’éloigna.
Les officiers de Bashere commencèrent à organiser le nettoyage de la zone. Rand al’Thor allait-il sortir du manoir, à présent ? Quand des « poches maléfiques » apparaissaient, les gens lambda avaient souvent envie de fuir. Via le lien, Aviendha ne sentait rien de tel chez le Car’a’carn. En fait, il semblait être retourné se reposer. Encore un effort, et il serait aussi lunatique qu’Elayne – sans avoir l’excuse d’une grossesse.
Aviendha secoua la tête et entreprit de participer au nettoyage. Alors qu’elle s’échinait, plusieurs Aes Sedai sortirent du manoir et vinrent inspecter les dégâts. L’entière façade du bâtiment portait des traces noires, et un trou de quinze pieds de large béait là où avait été l’entrée.
Merise, une des sœurs, regarda Aviendha avec une certaine bienveillance.
— Un gâchis…, dit-elle.
Ses vêtements gorgés d’eau, l’Aielle se releva péniblement, un gros fragment de bois noirci sur les bras. Avec un ciel si couvert, il faudrait un bon moment pour qu’elle sèche.
— Un gâchis ? répéta-t-elle. Le manoir ?
Dans l’entrée dévastée, le seigneur Tellaen, propriétaire des lieux, s’assit en gémissant sur un tabouret. Après s’être essuyé le front, il se prit la tête à deux mains.
— Non, répondit Merise, je parlais de toi, mon enfant. Ta maîtrise des tissages est impressionnante. Si tu étais venue à la Tour Blanche, tu porterais déjà le châle. Au début, ton tissage était un peu élémentaire, mais tu l’as corrigé très vite, comme si des sœurs t’avaient appris à le faire.
Entendant un soupir agacé, Aviendha se retourna et découvrit que Melaine se tenait dans son dos. Les bras croisés sur son ventre distendu par la grossesse, la Matriarche aux cheveux d’or semblait très mécontente. Comment avait-elle pu se glisser derrière Aviendha sans qu’elle la sente ? La fatigue l’incitait à se relâcher…
Melaine et Merise se défièrent un long moment du regard. Puis l’Aes Sedai abandonna le combat. Se détournant, elle alla demander aux serviteurs piégés par les flammes s’ils avaient besoin d’une guérison.
Melaine regarda la sœur s’éloigner, puis elle secoua la tête.
— Une femme insupportable, grommela-t-elle. Quand je pense que nous vénérions cette engeance, il fut un temps !
— Que veux-tu dire, Matriarche ? demanda Aviendha.
— Je suis plus puissante que la plupart des Aes Sedai, mon enfant. Et toi, tu es beaucoup plus puissante que moi. Face à ta compréhension et à ta maîtrise des tissages, nous devons toutes nous incliner. Ce qui te vient naturellement, d’autres doivent suer sang et eau pour l’apprendre. « Tissage un peu élémentaire », a-t-elle osé dire ! Je doute qu’une Aes Sedai, à part peut-être Cadsuane, puisse manier ainsi une colonne de liquide. Pour réussir, il fallait que tu connaisses la force du courant et la pression de l’eau.
— J’ai tenu compte de tout ça ? s’étonna Aviendha.
— Oui, et de bien d’autres choses. Tu as un extraordinaire talent, petite.
Aviendha savoura ce moment. Dans la bouche des Matriarches, les compliments étaient rares, mais toujours sincères.
— L’ennui, continua Melaine, c’est que tu refuses d’apprendre. Et il nous reste si peu de temps… À ce propos, j’ai une nouvelle question pour toi. Que penses-tu du plan de Rand al’Thor ? Celui qui consiste à enlever les chefs du Conseil des Marchands.
Aviendha se força à réfléchir malgré son épuisement. Pour commencer, quelle folie poussait les Domani à se laisser diriger par des marchands ? Comment un négociant pouvait-il guider un peuple ? Sa principale préoccupation ne devait-elle pas être ses marchandises ? Ridicule… Les coutumes des terres mouillées cesseraient-elles un jour de l’indigner ?
Et pourquoi Melaine l’interrogeait-elle sur ce sujet en ce moment ?
— Le plan semble bon, Matriarche. Mais les lances ne joueront probablement aucun rôle dans ces « captures ». Le Car’a’carn, je crois, entend proposer sa protection aux conseillères les plus influentes. Sans trop leur laisser le choix de refuser. Mais on préfère toujours être « protégé » que « détenu »…
— Ça revient exactement au même, quels que soient les mots que tu utilises.
— Certes, mais les mots sont importants. Et il n’y a rien de malhonnête là-dedans – juste une affaire de nuance.
Sur les lèvres de Melaine, Aviendha crut voir flotter l’ombre d’un sourire.
— Que penses-tu d’autre sur cette réunion ?
— Rand al’Thor croit toujours que le Car’a’carn peut donner des ordres à la manière d’un roi des terres mouillées. C’est ma faute. J’aurais dû mieux lui expliquer notre façon de voir les choses.
Melaine agita vaguement une main.
— Tu n’as rien à te reprocher… Nous savons toutes que le Car’a’carn est têtu comme une mule. Les Matriarches ont essayé aussi, sans réussir à lui mettre un peu de plomb dans la cervelle.
Intéressant… Donc, ce n’était pas pour cet échec qu’Aviendha se trouvait en disgrâce. Mais que lui reprochait-on, alors ? Serrant les dents de frustration, elle se força à continuer :
— Quoi qu’il en soit, il faut lui rafraîchir les idées. Inlassablement. Rhuarc est un homme sage et bon, mais d’autres chefs de tribu ont les mêmes qualités. Et certains se demandent s’ils n’ont pas eu tort de se rallier au Car’a’carn.
— C’est vrai, concéda Melaine. Mais pense à ce qui est arrivé aux Shaido.
— Matriarche, je n’ai pas dit que ceux qui doutent ont raison.
Dans l’entrée du manoir, des soldats hésitants tentaient de déblayer le monticule noir.
Aviendha baissa la voix :
— Ces chefs ont tort de contester le Car’a’carn, mais ils se parlent, et leurs propos se répandent partout. Rand al’Thor doit comprendre que ces hommes n’accepteront pas qu’il les offense à jet continu. Ils ne se rebelleront pas comme les Shaido, mais je vois bien un Timolan, par exemple, retourner dans notre désert et laisser le Car’a’carn payer les conséquences de son arrogance.