Alors qu’un petit pinson empaillé oscillait au bout d’une ficelle, juste au-dessus de sa tête, Bennae se plongea dans une profonde méditation.
— Rusé, mais est-ce que ça fonctionnera ?
— Bennae, il vaut mieux essayer qu’être condamnée à recenser des parchemins dans un dépôt oublié de tous. Parfois, les punitions injustes ne peuvent pas être évitées, mais il convient de ne jamais laisser les autres oublier qu’elles le sont. Injustes, je veux dire… Si notre sœur accepte la façon dont on la traite, il ne faudra pas longtemps pour qu’on pense qu’elle a été justement traitée.
Et merci, Silviana, de m’avoir appris ça.
— Oui, fit Bennae en hochant la tête. Je crois que tu as raison.
— Je suis toujours prête à aider, dit Egwene. (Elle s’intéressa de nouveau à sa tasse d’infusion.) Surtout dans les situations hypothétiques, bien entendu.
Un moment, Egwene craignit d’y être allée un peu fort en appelant la sœur par son prénom, sans ajouter un « Sedai » de bon aloi. Mais son interlocutrice ne s’en offusqua pas. Au contraire, elle alla jusqu’à la remercier d’un signe de tête. Une manifestation exubérante, pour une Aes Sedai…
Si l’heure passée avec Bennae avait été le grand événement de la journée, Egwene aurait déjà trouvé ça formidable. Mais elle en était au début de ses surprises.
En sortant de chez Bennae, elle découvrit qu’une novice l’attendait pour lui remettre un message. Nagora, une sœur blanche, demandait à la voir. Ayant largement le temps avant son rendez-vous chez Meidani, la prisonnière répondit à cette convocation. De toute façon, elle n’avait guère le choix, car une novice devait obéir à tout ordre venu d’une sœur. Tant pis si elle écopait de corvées supplémentaires pour avoir négligé une séance de lavage des sols.
Chez Nagora, Egwene eut droit à un cours de logique. L’énigme à résoudre, comprit-elle vite, ressemblait à s’y méprendre à un appel au secours. Comment se comporter avec un Champion qui se désespérait de vieillir et de devenir inapte au combat ?
Egwene fit de son mieux, ce que Nagora qualifia de « raisonnement logique sans faille » avant de la renvoyer.
Un autre message attendait la prisonnière. Signé Suana, cette fois, une des représentantes de l’Ajah Jaune.
Une représentante, rien que ça ! La première fois qu’Egwene en rencontrerait une en privé. Se précipitant chez la sœur, elle se fit ouvrir la porte par une domestique.
Le fief de Suana ressemblait plus à un jardin qu’à des appartements. Avec son statut, la sœur jaune avait droit à des fenêtres, et elle avait transformé son balcon en jardin d’herbes aromatiques. Raffinement suprême, elle disposait de miroirs orientés de façon à refléter la lumière du soleil dans le salon, où des arbres nains en pot voisinaient avec des plantes vertes et, dans une vasque, un petit carré de potager où poussaient des carottes et des radis.
À son grand déplaisir, Egwene nota la présence dans une poubelle d’un tas de tubercules déjà pourris alors qu’on venait à peine de les cueillir.
Une bonne odeur de basilic, de thym et d’une dizaine d’autres plantes aromatiques planait dans l’air. Malgré tout ce qui se détériorait dans la tour – y compris les tubercules pourris –, Egwene fut ravie par les fragrances de vie qu’exhalait cette pièce. Ah, le parfum inimitable de la terre retournée et des jeunes pousses !
Dire que Nynaeve pestait contre le mépris que les sœurs affichaient pour l’herboristerie. Si elle avait passé quelques heures avec la solide Suana au visage carré…
Egwene trouva cette sœur étonnamment agréable. Sous sa tutelle, elle dut réaliser plusieurs tissages de guérison, une spécialité où elle n’avait jamais brillé. Pourtant, sa démonstration dut impressionner la représentante, puisque au milieu de la leçon la rencontre prit une autre tournure.
Assise dans un fauteuil en face d’Egwene, plus modestement installée sur un tabouret muni d’un coussin – une attention délicate –, Suana se pencha en avant et déclara :
— Nous serions ravies de t’accueillir dans l’Ajah Jaune…
Egwene ne put s’empêcher de sursauter.
— Je ne suis pas très douée pour la guérison.
— Appartenir à l’Ajah Jaune, mon enfant, n’est pas une affaire de compétence, mais de vocation. Si tu aimes réparer ce qui est cassé et améliorer tout ce qui peut l’être, tu auras ta place parmi nous.
— Mille mercis, mais la Chaire d’Amyrlin n’appartient à aucun Ajah.
— Oui, mais avant d’être nommée, elle en a un… Réfléchis, Egwene. Tu te sentirais très bien, ici…
Une conversation perturbante. À l’évidence, Suana ne considérait pas Egwene comme la Chaire d’Amyrlin, mais qu’elle veuille la recruter en disait quand même long. Pour commencer, elle reconnaissait implicitement la légitimité de la prisonnière en tant qu’Aes Sedai. Et ça, c’était énorme.
— Suana, dit Egwene, cherchant à déterminer jusqu’où la sœur blanche la jugerait légitime, les représentantes ont-elles débattu des mesures à prendre face à l’hostilité entre les Ajah ?
— Je ne vois pas ce qu’on peut y faire, répondit Suana en jetant un coup d’œil à son balcon végétal. Si les autres Ajah décident de voir le Jaune comme un ennemi, je suis incapable de les en dissuader, même si c’est absurde.
Tous les Ajah disent sûrement ça les uns des autres…
Gardant cette pensée pour elle, Egwene se lança :
— Il faut bien que quelqu’un fasse le premier pas. La carapace de la méfiance est si épaisse qu’il sera bientôt impossible de la faire craquer. Si les représentantes de plusieurs Ajah prenaient des repas ensemble – ou se promenaient dans les couloirs à la vue de tous –, ça ferait sans doute réfléchir toutes les sœurs…
— Peut-être, oui…, concéda Suana.
— Les autres Aes Sedai ne sont pas vos ennemies, Suana, affirma Egwene.
La représentante plissa le front, comme si elle s’avisait soudain qu’elle écoutait les conseils d’une renégate prisonnière.
— Tu ferais bien d’y aller, ma fille. Je suis sûre que tu as encore beaucoup de pain sur la planche, aujourd’hui.
Egwene sortit en prenant soin de ne renverser aucun pot et de ne casser aucune branche. Une fois hors des quartiers de l’Ajah Jaune, ses geôlières rouges de nouveau sur les talons, elle s’avisa d’un détail troublant. Trois cours aujourd’hui, et pas une seule punition ! Que penser d’un tel miracle ? Surtout après avoir appelé par leur prénom deux sœurs sur trois, dont une représentante…
Ces femmes commençaient à l’accepter, voilà ce que ça voulait dire. Hélas, ce n’était qu’une toute petite partie du défi. L’enjeu restait d’assurer la survie de la Tour Blanche face aux préjudices que lui infligeait Elaida.
Les appartements de Meidani se révélèrent étrangement confortables et accueillants. Depuis toujours, Egwene pensait que les sœurs grises, à l’instar des blanches, étaient dépourvues de passions. De parfaites diplomates qui n’avaient pas de temps à consacrer aux émotions ni aux fantaisies.
Le fief de Meidani trahissait son amour des voyages. Accrochées aux murs comme des œuvres d’art, des cartes encadrées évoquaient de lointains pays. Flanquée de deux lances, l’une d’elles représentait le désert des Aiels. Une autre, les îles du Peuple de la Mer. Alors que la plupart des gens auraient choisi pour l’illustrer de petits objets en porcelaine – l’association était presque inévitable –, Meidani exposait dans une vitrine une petite collection de boucles d’oreilles et de coquillages peints. Dessous, une plaque de cuivre recensait les dates de ses acquisitions.