Le salon était un musée dédié aux pays qu’elle avait visités. Entre un petit étendard du Cairhien et une épée du Shienar, Egwene reconnut un couteau de mariage d’Altara incrusté de quatre gros rubis. Là encore, une plaque précisait l’histoire de chaque objet. Le couteau, par exemple, était un cadeau reçu par Meidani après qu’elle eut réglé une dispute entre deux maisons, après la mort d’un gros propriétaire terrien. La veuve lui avait offert la pièce d’orfèvrerie en signe de gratitude.
Qui aurait cru que la femme affolée du dîner de sinistre mémoire aurait une collection pareille ? Même le tapis avait son histoire – la propriété d’un commerçant qui l’avait acheté sur les quais privés de Shara, puis donné à Meidani pour la remercier d’avoir guéri sa fille.
Un tapis très étrange, apparemment composé de petits roseaux séchés et bordé de touffes de fourrure, les motifs représentant des créatures exotiques au très long cou.
Meidani attendait Egwene dans un fauteuil encore plus bizarre. En brins d’osier torsadés, le siège évoquait un entrelacs de branches qui aurait par hasard adopté la forme d’un fauteuil. Partout ailleurs dans la tour, il n’aurait pas été à sa place, mais il convenait parfaitement à un intérieur dont chaque meuble et chaque objet décoratif venait d’un lieu différent. Un bric-à-brac ? Non, parce qu’il y avait un thème directeur : les cadeaux reçus par une inlassable voyageuse.
Meidani, quant à elle, ne ressemblait pas à la femme qu’Egwene avait vue chez Elaida. Aujourd’hui, pas de modèle décolleté aux couleurs vives, mais une robe blanche à col montant qu’on eût dite coupée pour ne pas mettre ses seins en valeur. Ses cheveux blond foncé coiffés en chignon, Meidani ne portait pas l’ombre d’un bijou.
Le jour et la nuit, quoi… Le contraste était-il délibéré ?
— Tu en as mis du temps, pour me convoquer…, dit Egwene.
— Je ne voulais pas éveiller les soupçons de la Chaire d’Amyrlin, expliqua Meidani tandis que sa visiteuse foulait le tapis exotique. En outre, je ne sais toujours pas que penser de toi.
— Je me moque de ce que tu penses de moi, déclara Egwene en prenant place dans un énorme fauteuil en chêne. (Selon sa plaque, le cadeau d’un prêteur sur gages de Tear.) Une Chaire d’Amyrlin ne se soucie pas de l’opinion de ses sœurs, tant qu’elles lui sont loyales.
— Tu as été capturée et renversée.
Egwene arqua un sourcil et chercha le regard de Meidani.
— Capturée, je te le concède.
— Le Hall des renégates doit déjà avoir choisi ta remplaçante.
— Il se trouve que non, je te le garantis.
Meidani hésita.
Lui révéler qu’elle restait en contact avec les rebelles était un gros risque, mais Egwene devait le courir pour s’assurer la loyauté de cette femme et des autres espionnes. Sinon, elle serait vraiment dans une mauvaise position. En la voyant terrorisée, lors du dîner, elle avait cru que rallier la sœur grise à sa cause serait un jeu d’enfant. En réalité, Meidani était beaucoup moins effrayée qu’elle voulait bien le montrer.
— Même si c’est vrai, ma fille, tu dois savoir que les rebelles t’ont choisie afin de pouvoir tirer tes ficelles. Une dirigeante de paille.
Egwene soutint le regard de l’espionne.
— Tu n’as aucune autorité, continua Meidani d’un ton moins affirmé.
Egwene ne détourna pas les yeux.
Meidani la dévisagea, les yeux plissés, et des rides apparurent sur son front d’habitude lisse. Sondant le regard d’Egwene, elle semblait en quête de quelque défaut, comme un maçon qui étudie un bloc de pierre avant de le mettre en place. Ce qu’elle découvrit sembla la désorienter un peu plus.
— À présent, dit Egwene comme si son autorité ne venait pas d’être contestée, dis-moi très exactement pourquoi tu ne t’es pas enfuie de la tour. Même si je crois toujours que ton travail d’espionne auprès d’Elaida est précieux, tu dois savoir à quel point il est dangereux, maintenant qu’elle t’a percée à jour. Pourquoi être restée ?
— Je… Je ne peux pas le dire, fit Meidani en baissant les yeux.
— Ta Chaire d’Amyrlin t’ordonne de parler !
— Ordre ou pas, je ne peux pas le dire.
Très bizarre, ça, pensa Egwene. Mais elle garda sa perplexité pour elle.
— Il semble évident que tu ne mesures pas la précarité de ta situation. En matière d’autorité, tu dois accepter la mienne ou celle d’Elaida. Il n’y a pas de « juste milieu », Meidani. Et je peux te promettre une chose : si Elaida garde son poste, le sort qu’elle réserve à celles qu’elle tient pour des traîtresses te déplaira souverainement.
Meidani garda les yeux baissés. Finalement, au-delà d’une solidité de façade, il ne lui restait plus de volonté ni de courage.
— Je vois…, fit Egwene en se levant. Tu nous as trahies, c’est ça ? Es-tu passée dans le camp d’Elaida avant d’avoir été dénoncée, ou après les aveux de Beonin ?
Meidani releva enfin les yeux.
— Quoi ? Non, je n’ai jamais renié notre cause. (Blanche comme un linge, elle semblait sur le point de défaillir.) Comment peux-tu croire que je soutiens cette horrible femme ? J’abomine le mal qu’elle a fait à la tour.
Une déclaration sans ambiguïté. Aucun risque que la sœur grise joue à un jeu pervers pour contourner les Trois Serments. Donc, soit elle était sincère, soit elle appartenait à l’Ajah Noir. Cela dit, on imaginait mal une sœur noire se mettre en danger en lâchant un mensonge si facile à démonter.
— Alors, pourquoi n’as-tu pas fui ? demanda Egwene.
— Je ne peux pas le dire, répéta Meidani.
Egwene prit une grande inspiration. Quelque chose dans cette conversation l’agaçait prodigieusement.
— Peux-tu au moins me dire pourquoi tu dînes si souvent avec Elaida ? À coup sûr, ce n’est pas parce que tu apprécies la façon dont elle te traite.
Meidani s’empourpra.
— Pendant notre noviciat, nous étions complices d’oreiller, Elaida et moi. Les autres espionnes ont décidé que je devais renouer cette relation, histoire de glaner des informations précieuses.
Egwene croisa les bras.
— Penser qu’elle te ferait confiance était une idée idiote. Vu que sa soif de pouvoir la pousse à multiplier les bêtises, ce plan n’était peut-être pas absurde. Mais je ne la vois pas te faire des confidences, maintenant qu’elle sait quel jeu tu joues.
— C’est vrai… Mais il a été décidé que je ne devais pas montrer que je me savais démasquée. Si je le faisais maintenant, ça indiquerait qu’on nous a averties, réduisant ainsi à néant un des seuls petits mais précieux avantages qui nous restent.
Précieux ? Pas assez pour justifier qu’elle ne soit pas partie de la tour. En restant, qu’avait-elle à gagner ?
Alors, pourquoi s’être incrustée ? Quelque chose retenait Meidani. Un engagement puissant. Un serment, peut-être. Ou une promesse.
— Meidani, je dois savoir ce que tu t’entêtes à me cacher.
La sœur grise secoua la tête, presque aussi terrifiée que ce maudit soir, chez Elaida.
Mais je ne lui ferai pas ce que cette harpie lui a infligé ce jour-là…
Egwene s’adossa à son siège.
— Tiens-toi droite, Meidani. Tu n’es pas une bécasse de novice mais une Aes Sedai. Comporte-toi comme telle.
La sœur grise leva la tête, vexée par la pique.
Egwene l’encouragea à se redresser.
— Nous réparerons les dégâts commis par Elaida, et je reprendrai ma place de dirigeante. Mais nous devrons travailler dur.
— Je ne peux pas…
— Si, insista Egwene. Admettons que tu ne puisses pas me dire ce qui cloche. C’est sûrement lié aux Trois Serments, même si je ne vois pas comment… Mais nous pouvons contourner le problème. Tu ne peux pas me dire pourquoi tu es restée à la tour ? Eh bien, montre-moi !