Meidani inclina la tête.
— Je ne suis pas sûre… Je pourrais te conduire…
Elle n’alla pas plus loin. Oui, un des Serments devait l’empêcher de tout dire.
— Te montrer, je pourrais peut-être, reprit Meidani. Mais ce n’est pas certain…
— Vérifions tout de suite ! Si mes deux molosses rouges me suivent, ce sera dangereux ?
— Au plus haut point.
— Alors, nous allons devoir les semer…
Du bout d’un index, Egwene tapota un accoudoir de son gigantesque siège. Allons, elle allait bien trouver une idée.
— On pourrait quitter les quartiers de l’Ajah Gris par une autre issue, mais si on nous voit, ça risque d’éveiller les soupçons…
— Des sœurs rouges rôdent autour des issues de notre fief, dit Meidani. Tous les Ajah s’espionnent, je crois… Il sera très difficile de sortir sans se faire remarquer. Moi, personne ne me suivra, mais si nous sommes ensemble…
Des espionnes aux environs de tous les quartiers ? Lumière ! Comment était-on tombé si bas ? Parlait-on d’éclaireuses chargées d’épier un camp ennemi ?
Egwene ne pouvait pas prendre le risque de sortir avec Meidani. La rejoindre quelque part seule serait tout aussi périlleux, parce que aucune sœur rouge n’ignorait que la prisonnière devait être escortée en permanence.
Un sacré problème, avec une seule façon de le résoudre. Mais tout reposerait sur Meidani. Jusqu’à quel point était-elle fiable ?
— Tu jures de ne pas soutenir Elaida et d’accepter mon autorité ?
La sœur grise hésita, puis elle acquiesça.
— Je le jure.
— Si je te montre quelque chose, promets-tu de ne jamais en parler sans ma permission ? À qui que ce soit ?
— Oui.
Egwene prit sa décision. Après une grande inspiration, elle s’unit à la Source.
— Regarde bien, dit-elle en tissant des flux d’Esprit.
Bourrée de fourche-racine, elle ne serait pas assez puissante pour ouvrir un portail. Mais elle pouvait enseigner le tissage à Meidani.
— Que fais-tu ? demanda la sœur grise.
— C’est un portail… Il permet de Voyager.
— Voyager est impossible ! s’écria Meidani. Ce don est perdu depuis des…
Elle se tut, les yeux écarquillés.
Egwene laissa le tissage se dissiper. Aussitôt, Meidani s’unit à la Source, l’air déterminée.
— Pense à l’endroit où tu veux aller, dit Egwene. Pour que ça fonctionne, il faut très bien connaître le site d’où on part. Mais tu n’ignores rien de tes appartements, je suppose. Choisis une destination isolée. Quand ils s’ouvrent au mauvais endroit, les portails peuvent être dévastateurs.
Meidani acquiesça et se concentra. Sans effort apparent, elle reproduisit le tissage d’Egwene, et un portail apparut puis s’ouvrit entre les deux femmes. Le seuil étant du côté de la sœur grise, Egwene vit d’abord une simple ondulation de l’air, comme dans un désert, sous l’effet de la chaleur.
Contournant le portail, elle découvrit qu’il donnait sur un couloir de pierre obscur au sol de dalles blanches et noires. En l’absence de fenêtres, Egwene supposa que le corridor courait dans les entrailles de la tour.
— Dépêchons-nous ! Si nous ne sommes pas de retour ici avant une heure, mes molosses rouges se demanderont ce que nous fichons. Il est déjà assez douteux que tu m’aies convoquée… Espérons qu’Elaida ne sera pas assez attentive pour se poser les bonnes questions.
— Oui, Mère, dit simplement Meidani.
Elle alla chercher une lampe sur sa table, puis s’immobilisa, hésitante.
— Qu’y a-t-il ? s’impatienta Egwene.
— Je suis surprise, c’est tout…
Egwene faillit demander pourquoi, mais elle lut la réponse dans les yeux de la sœur grise. Meidani était étonnée de s’être mise très vite à obéir. Et elle n’en revenait pas de voir désormais sa compagne comme l’authentique Chaire d’Amyrlin. Si cette femme n’était pas encore « convertie », ça ne tarderait pas.
— Vite ! lança Egwene.
Meidani franchit le portail et elle la suivit.
Même s’il n’y avait pas de poussière sur le sol, le couloir empestait le renfermé. Sur les murs, pas l’ombre des ornements qu’on trouvait parfois dans les niveaux supérieurs. À part les crissements de pattes de rats, on n’entendait pas un bruit.
Des rats, dans la Tour Blanche ? Naguère, ç’aurait été impossible. La défaillance des tissages de garde était une autre aberration venue s’ajouter à une très longue liste.
Ce secteur de la tour ne devait pas recevoir souvent la visite des domestiques. Sans nul doute, Meidani l’avait choisi pour ça. Une initiative louable, mais peut-être exagérée. De si loin dans les entrailles du bâtiment, il faudrait de longues et précieuses minutes pour revenir dans les couloirs principaux et trouver ce que la sœur grise voulait montrer à Egwene. En soi, c’était déjà un problème. Que penseraient les sœurs qui la verraient arpenter les corridors sans son habituel duo de geôlières rouges ?
Avant qu’Egwene ait pu exprimer à voix haute ses inquiétudes, Meidani se mit en chemin. Pas vers le haut, en direction d’un escalier, mais vers le bas.
Troublée, Egwene la suivit quand même.
— Je ne suis pas certaine d’être autorisée à te montrer, souffla Meidani, sa voix grinçante rappelant les bruits émis par les rats. Quoi qu’il en soit, je dois t’avertir que tu risques d’être surprise par ce qui t’attend. Ça pourrait même être dangereux.
Meidani parlait-elle de risques physiques ou politiques ? Probablement des deux. Et dans chaque cas, la prisonnière était déjà assez mal partie. Néanmoins, elle hocha la tête et accepta l’avertissement avec la gravité requise.
— Je comprends… Mais si quelque chose de dangereux est en cours ici, je dois en être informée. Ce n’est pas seulement mon droit, mais aussi et surtout mon devoir.
Meidani n’en dit pas davantage. Guidant Egwene dans les couloirs sinueux, elle marmonna quelque chose au sujet de son Champion. Qu’elle aurait dû l’amener, finit par comprendre Egwene. Mais il était en ville pour une mission…
La configuration en spirale des couloirs faisait penser au Grand Serpent qui s’enroulait sur lui-même. Alors qu’Egwene perdait patience, Meidani s’arrêta devant une porte fermée. À première vue, elle ressemblait à toutes celles qui, dans le couloir principal, donnaient accès à des remises.
Levant une main tremblante, Meidani toqua au battant.
La porte s’ouvrit immédiatement, révélant un Champion aux yeux vifs, aux cheveux roux et à la mâchoire carrée. Après avoir dévisagé Meidani, il passa à Egwene et se rembrunit. Son bras trembla, comme s’il se retenait de porter la main à son épée.
— Ce doit être Meidani, dit une voix féminine à l’intérieur de la pièce. Au rapport après sa rencontre avec la fille… Adsalan ?
Le Champion s’écarta pour révéler une pièce où des caisses tenaient lieu de sièges. Quatre Aes Sedai s’y trouvaient – pas deux du même Ajah, ce qui, par les temps qui couraient, tenait du miracle. Depuis son arrivée, Egwene n’avait jamais vu quatre sœurs de différentes obédiences se promener ensemble – et moins encore assister à des réunions secrètes.
L’Ajah Rouge manquait à l’appel. À part ça, chacune de ces femmes était une représentante.
La femme en robe blanche à l’ourlet argenté se nommait Seaine. Représentante de l’Ajah Blanc, elle se distinguait par des cheveux et des sourcils d’un noir d’obsidienne, et des yeux bleu délavé qui se posèrent sur Egwene sans se troubler le moins du monde.
Représentante de l’Ajah Jaune, Doesine se tenait derrière sa collègue. Mince et plutôt grande pour une Cairhienienne, elle portait une robe rose brodée de fil d’or. Dans ses cheveux, des saphirs faisaient le pendant de la pierre qui ornait son front.