À côté d’elle, Yukiri représentait l’Ajah Gris. Comptant parmi les plus petites femmes qu’Egwene ait jamais rencontrées, elle avait une façon de toiser les autres qui en imposait, même en présence de sœurs de très haute taille.
Saerin, la quatrième femme, appartenait à l’Ajah Marron. Comme beaucoup de ses collègues, elle portait une robe très ordinaire d’un ton ocre passe-partout. Sur sa joue gauche, des cicatrices zébraient sa peau cuivrée.
Sur elle, Egwene ne savait presque rien, sinon qu’elle venait d’Altara. Dans la pièce, elle semblait être la moins surprise de voir la Chaire d’Amyrlin prisonnière.
— Meidani, qu’as-tu fait ? demanda Seaine, stupéfiée.
— Adsalan, fais-les entrer, pressa Doesine. Si quelqu’un passait et voyait la fille al’Vere ici…
Meidani parut ébranlée par cet accueil peu amène. Avant de retrouver le calme et la dignité d’une Aes Sedai, il lui faudrait travailler dur.
Egwene avança pour que le Champion aux allures de brute ne puisse pas la tirer en avant. Dès que Meidani l’eut suivie, l’homme ferma la porte derrière elle.
Comme pour souligner la nature clandestine de la réunion, les deux lampes qui éclairaient la pièce parvenaient à peine à déchirer la pénombre.
À la façon dont les représentantes y plastronnaient, les caisses auraient aussi bien pu être des trônes. Du coup, Egwene en annexa une sans attendre qu’on l’y invite.
— Personne ne t’a autorisée à t’asseoir, ma fille, dit Saerin. Meidani, que signifie cet outrage ? Ton serment aurait dû t’interdire ce genre d’erreur.
— Un serment ? répéta Egwene. De quelle nature ?
— Tais-toi, gamine ! lança Yukiri.
Une lanière d’Air s’abattit dans le dos d’Egwene. Devant une punition si minable, celle-ci faillit s’esclaffer.
— Je n’ai pas trahi mon serment ! s’écria Meidani en se campant près d’Egwene. Vous m’avez ordonné de ne pas parler de ces réunions. J’ai obéi, ne lui disant rien. En revanche, je lui ai montré.
Dans la voix de la sœur grise, Egwene entendit comme du défi. Une très bonne chose, ça.
Sans trop savoir ce qui se passait dans cette pièce, Egwene estima que rencontrer quatre représentantes en même temps était une occasion en or pour elle. Une pareille audience dépassait toutes ses espérances, et si ces femmes se rassemblaient ainsi, on pouvait espérer qu’elles avaient dépassé les querelles qui faisaient rage à la tour.
Ou étaient-elles là pour des raisons bien plus… obscures ? Un serment dont Egwene n’avait jamais entendu parler, un rendez-vous secret dans les sous-sols, un Champion en faction derrière la porte… Ces femmes appartenaient-elles à quatre Ajah, ou à un seul ? Venait-elle d’entrer dans un repaire de sœurs noires ?
Le cœur battant la chamade, Egwene s’efforça de ne pas s’emballer. Si c’étaient des sœurs noires, son compte était bon. Sinon, elle avait du pain sur la planche.
— C’est très inattendu, dit Seaine à Meidani. À l’avenir, nous ferons plus attention aux ordres qu’on te donnera.
— Je ne t’aurais pas crue assez sotte pour nous mettre en danger ainsi, lâcha Yukiri. Nous aurions dû penser que tu étais, comme nous toutes, experte dans l’art de contourner tes serments en cas de besoin.
Minute…, pensa Egwene. Là, on dirait bien que…
— Pour cette infraction, continua Yukiri, cette femme devra être punie. Mais que faire de la gamine qu’elle nous amène ? Elle n’a pas juré sur le Bâton, donc…
— Vous lui avez fait prêter un quatrième serment ? s’écria Egwene. Qu’aviez-vous à l’esprit, par la Lumière ?
Yukiri regarda la prisonnière, qui sentit le contact d’une autre lanière d’Air.
— On ne t’a pas permis de parler !
— Pour s’exprimer, la Chaire d’Amyrlin n’a pas besoin d’autorisation. Qu’avez-vous fait, Yukiri ? Trahir tout ce que nous sommes ? Les Serments ne doivent pas être un facteur de division. La tour entière est-elle aussi folle qu’Elaida ?
— Ce n’est pas de la folie, intervint Saerin. (D’un ton plus impérieux qu’on l’aurait attendu chez une sœur marron.) Ce que nous avons fait était nécessaire. Après s’être alliée aux renégates, cette femme n’était plus digne de confiance.
— Ne va pas croire que nous ignorons tes liens avec la sédition, Egwene al’Vere, lâcha Yukiri, la colère faisant presque trembler sa voix. Si nous étions aux affaires, nous ne te chouchouterions pas comme le fait Elaida.
Egwene haussa les épaules.
— Calme-moi, Yukiri, roue-moi de coups ou fais-moi exécuter, ça n’empêchera pas la Tour Blanche de s’écrouler. Et celles que tu nommes les renégates – des rebelles, en réalité – n’en porteront pas la responsabilité. Des réunions secrètes dans les sous-sols, un serment imposé sans autorisation – voilà des crimes au moins égaux à ceux d’Elaida.
— Tu ne devrais pas nous contester ainsi, dit Seaine d’un ton moins agressif. (Comparée aux autres, elle semblait plus réservée.) Parfois, il faut prendre des décisions difficiles. Des Suppôts se sont infiltrés dans la tour, et nous faisons ce qu’il faut pour les en chasser. Nous avons toutes prouvé à Meidani que nous ne sommes pas alliées aux Ténèbres, donc, lui faire prêter un serment n’avait rien de criminel. Au contraire, c’était une sage mesure, pour garantir que nous poursuivons toutes le même objectif.
Egwene se força au calme. Devant elle, Seaine venait de reconnaître l’existence de l’Ajah Noir, ni plus ni moins. Entendre ça de la bouche d’une représentante, devant tant de témoins, était tout simplement incroyable.
Donc, ces femmes utilisaient le Bâton des Serments pour démasquer des sœurs noires. Si on prenait toutes les sœurs, annulant leurs serments afin qu’elles les prêtent de nouveau, il suffisait de leur demander ensuite si elles appartenaient à l’Ajah Noir. Une méthode musclée, certes, mais légitime, décida Egwene, surtout en des temps si troublés.
— C’est un plan raisonnable, j’en conviens. Mais faire prêter à Meidani un nouveau serment n’était pas nécessaire.
— Et quand une femme a notoirement d’autres allégeances ? demanda Saerin. Qu’elle ne soit pas un Suppôt des Ténèbres ne veut pas dire qu’elle ne nous trahira pas pour quelqu’un d’autre.
Le fameux serment expliquait sûrement pourquoi Meidani n’avait pas quitté la tour. Soudain, Egwene éprouva un peu de sympathie pour cette pauvre femme. Chargée d’espionner par les Aes Sedai de Salidar, démasquée par Yukiri et les autres durant leur traque de l’Ajah Noir – probablement, en tout cas – puis dénoncée par Beonin auprès d’Elaida… Trois factions différentes, et elle au milieu…
— Votre méthode reste… inadéquate, dit Egwene. Mais nous verrons ça plus tard. Et qu’en est-il d’Elaida ? Savez-vous si elle appartient à l’Ajah Noir ? Qui vous a confié cette mission, et comment votre groupe s’est-il formé ?
— Pourquoi parlons-nous avec cette fille ? demanda Yukiri. (Elle se leva, les poings plaqués sur ses hanches.) Nous devons décider que faire d’elle, pas répondre à ses questions.
— Si je dois vous aider, dit Egwene, il faut que je sois informée de tout.
— Tu n’es pas là pour ça, ma fille, fit Doesine, la voix tranchante malgré sa frêle constitution. À l’évidence, Meidani t’a amenée pour prouver que nous ne la dominons pas totalement. Comme une enfant qui fait un caprice.
— Et les autres ? demanda Seaine. Nous devons les réunir et nous assurer que leurs ordres ont été formulés plus clairement. Il ne faudrait pas que l’une d’entre elles parle à la Chaire d’Amyrlin sans que nous sachions à qui va sa loyauté.
Les autres ? pensa Egwene. Ont-elles fait jurer toutes les espionnes ?