Ç’aurait été logique. Après en avoir démasqué une, découvrir le nom des autres avait dû être facile.
— Avez-vous découvert des sœurs noires ? demanda Egwene. De qui s’agit-il ?
— Une dernière fois, tais-toi, ma fille ! lâcha Yukiri, ses yeux verts rivés sur la prisonnière. Encore un mot, et je t’infligerai assez de punitions pour que tu verses toutes les larmes de ton corps.
— Je doute que tu puisses m’en infliger plus que j’en ai subi. Sauf si je reste en permanence dans le bureau de Silviana, et ce pendant des mois. En outre, si tu m’envoies à elle, que lui dirai-je ? Que je viens de ta part ? Elle sait que je ne suis pas censée te voir aujourd’hui. Ça pourrait la mettre sur votre piste…
— Meidani peut t’infliger une punition, rappela Seaine.
La froide logique d’une sœur blanche.
— Elle n’en fera rien, parce qu’elle m’a juré allégeance, reconnaissant mon statut de Chaire d’Amyrlin.
Saerin parut surprise mais… curieuse. Toujours dans la même posture, poings plaqués sur les hanches, Yukiri continua sur sa lancée :
— Foutaises ! Il suffit que nous lui ordonnions de t’infliger une punition.
— Et vous le ferez ? demanda Egwene. J’ai cru comprendre que le quatrième serment vise à restaurer l’unité de la tour. En d’autres termes, à empêcher Meidani de vendre vos secrets à Elaida. Et vous utiliseriez ce serment comme un gourdin, pour la forcer à être votre marionnette ?
Un long silence suivit cette déclaration.
— C’est pour ça qu’un serment d’obéissance est une très mauvaise idée, reprit Egwene. Aucune sœur ne devrait avoir un tel pouvoir sur une collègue. Ce que vous avez fait à Meidani et aux « autres », comme vous dites, est très proche de la coercition. J’hésite encore à décider si cette abomination est justifiée par les circonstances. La façon dont vous traiterez ces femmes pèsera lourd dans la balance.
— Dois-je me répéter ? explosa Yukiri en se tournant vers ses collègues. Pourquoi perdons-nous du temps à glousser comme des poules avec cette gamine ? Il faut prendre une décision.
— Nous lui parlons, répondit Saerin, parce qu’elle semble décidée à être un caillou dans notre chaussure. Assieds-toi, Yukiri. Je vais m’occuper d’elle.
Le cœur affolé, Egwene soutint pourtant le regard de la sœur.
Yukiri grogna, mais finit par se rasseoir, comme s’il venait de lui revenir à l’esprit qu’elle était une Aes Sedai impassible. Ce quatuor subissait une incroyable pression. Si ses activités venaient à être découvertes…
Egwene continua à dévisager Saerin. Un moment, elle avait cru que Yukiri dirigeait cette « équipe ». Sur le plan de la puissance, elle et Saerin se valaient, et beaucoup de sœurs marron se révélaient assez passives. Mais c’était une erreur. Se fonder sur l’appartenance à un Ajah pour déterminer le profil d’une femme n’était jamais sain.
Saerin se pencha en avant et ne mâcha pas ses mots :
— Ma fille, tu dois nous obéir. Nous ne pouvons pas te faire jurer sur le Bâton, et de toute façon, tu ne prêterais pas le quatrième serment. Mais tu dois renoncer à te prendre pour la Chaire d’Amyrlin. Nous savons ce que tu endures dans le bureau de Silviana, et nous avons conscience que ça ne sert à rien. Alors, laisse-moi essayer une approche inédite : en appeler à ta raison.
— Je t’écoute, dit Egwene.
— Parfait. D’abord, tu n’es pas en état de diriger. Bourrée de fourche-racine, tu réussis à peine à canaliser.
— L’autorité de la Chaire d’Amyrlin dépend donc de sa puissance dans le Pouvoir ? C’est une sorte de brute, respectée parce qu’elle peut forcer les autres à lui obéir ?
— Non, bien entendu…
— Dans ce cas, quel lien y a-t-il entre mon autorité et la fourche-racine ?
— Tu as été ramenée au statut de novice.
— Pour croire qu’on peut rétrograder une Aes Sedai, il faut une folle comme Elaida. On n’aurait jamais dû lui laisser penser qu’elle avait le pouvoir de faire ça.
— Si elle ne le pensait pas, ma fille, dit Saerin, tu serais morte.
Egwene chercha de nouveau le regard de la sœur.
— Parfois, je préférerais l’être plutôt que voir ce qu’Elaida a fait aux résidentes de cette tour.
Une nouvelle tirade suivie d’un long silence.
— Dois-je souligner, fit enfin Saerin, que tes prétentions sont irrationnelles ? Elaida a été élevée au rang de Chaire d’Amyrlin par le Hall. En conséquence, tu ne peux pas être notre dirigeante.
Egwene secoua la tête.
— Elle a été « élevée » après un coup de force honteux contre Siuan Sanche. Où est la légitimité dans tout ça ? La sienne et celle du Hall ?
Une idée traversa l’esprit d’Egwene. Un vrai coup de dés, mais ça valait le coup d’essayer.
— Dites-moi une chose… Avez-vous interrogé des femmes qui siègent actuellement au Hall ? Y a-t-il des sœurs noires parmi elles ?
Alors que Saerin ne broncha pas, Seaine détourna le regard.
Bingo ! pensa Egwene.
— Oui, bien entendu… Et c’est logique. Si j’appartenais à l’Ajah Noir, je ferais tout mon possible pour devenir représentante ou favoriser la promotion d’une de mes complices. C’est le poste rêvé pour manipuler la tour. Passons à la question suivante : les représentantes noires ont-elles contribué à la nomination d’Elaida ? Et à la destitution de Siuan ?
Pas de réponse.
— J’attends ! fit Egwene.
— Nous avons trouvé une représentante noire, répondit finalement Doesine. Et… oui, elle a joué un grand rôle dans la destitution de Siuan Sanche.
La sœur se rembrunit. Elle voyait très bien où la prisonnière voulait en venir.
— Siuan a été destituée par le plus petit nombre de représentantes possible lors d’un scrutin. Mais le vote de la sœur noire n’est pas valide. Donc, vous avez renversé et calmé votre Chaire d’Amyrlin – en tuant son Champion – dans la plus parfaite illégalité.
— Lumière…, murmura Seaine. Elle a raison.
— On tourne en rond, dit Yukiri en se relevant. Si nous refaisons l’histoire, nous demandant combien de dirigeantes ont pu être élues avec une ou plusieurs voix de l’Ajah Noir, il faudra douter de toutes les Chaires d’Amyrlin, en commençant par la première.
— Vraiment ? demanda Egwene. Mais combien d’entre elles ont été nommées par le nombre minimal possible de voix ? Or, c’est ce que vous avez fait, à l’envers, pour la destitution de Siuan. Pour mon élévation, nous nous sommes assurées que toutes les sœurs présentes en ville étaient au courant de ce qui se passait.
— Des représentantes de paille ! s’écria Yukiri. Sans la moindre légitimité.
Egwene se tourna vers sa principale adversaire, heureuse qu’on ne puisse pas entendre les battements affolés de son cœur. Rester calme, au moins en apparence, était indispensable.
— C’est nous qui n’avons pas de légitimité, selon toi ? Mais quelle Chaire d’Amyrlin préférerais-tu suivre ? Celle qui a dépossédé une Aes Sedai de son châle, banni tout un Ajah de la tour et semé entre les sœurs une zizanie plus dangereuse que tous les sièges subis depuis des millénaires ? Une femme qui doit en partie l’étole et le sceptre à l’Ajah Noir ? Ou te rallierais-tu à une Chaire d’Amyrlin qui tente de réparer ces dégâts ?
— Tu n’insinues pas que nous avons servi l’Ajah Noir en choisissant Elaida ? dit Doesine.
— Non, j’affirme que nous servons toutes le Ténébreux si nous demeurons désunies. Selon vous, comment l’Ajah Noir juge-t-il la destitution presque subreptice d’une Chaire d’Amyrlin, quand elle est suivie par un schisme ? Après enquête, je ne serais pas surprise de découvrir que la sœur noire démasquée par vos soins n’était pas seule dans le groupe qui a comploté contre Siuan Sanche.
Encore une fois, un long silence suivit cette déclaration.