En soupirant, Saerin se rassit.
— On ne peut pas changer le passé… Si instructifs qu’ils soient, Egwene al’Vere, tes arguments n’ont aucune portée.
— Je concède qu’on ne peut rien contre ce qui est déjà fait… Mais regarder l’avenir, ça, c’est possible. Si j’admire ce que vous avez fait pour traquer l’Ajah Noir, savoir que vous avez agi ensemble me met du baume au cœur. À la tour, aujourd’hui, la coopération entre les Ajah est inexistante. Je vous implore de changer d’objectif, et de viser avant tout la réunification de la Tour Blanche. À n’importe quel prix.
Egwene se leva, presque sûre qu’une des sœurs allait tenter de lui rabattre le caquet. Mais les quatre Aes Sedai semblaient avoir oublié qu’elles conversaient avec une « novice » et une « renégate ».
— Meidani, dit Egwene, tu me reconnais comme la Chaire d’Amyrlin ?
— Oui, Mère, confirma la sœur, tête baissée.
— Dans ce cas, je t’ordonne de continuer à travailler avec ces femmes. Elles ne sont pas nos ennemies et ne le seront jamais. T’envoyer espionner la tour fut une erreur. Hélas, je n’étais pas là pour l’empêcher. Maintenant que tu es là, autant tirer parti de tes qualités. Je suis navrée de devoir te demander de continuer ton jeu avec Elaida, mais je n’oublierai jamais ton courage, crois-le bien.
— Je ferai mon devoir, Mère, jura Meidani, le teint verdâtre comme si elle allait vomir.
Egwene balaya du regard les quatre représentantes.
— La loyauté, il vaut mieux la mériter que la prendre de force. Le Bâton est-il ici ?
— Non, répondit Yukiri. Le subtiliser n’est pas facile. Il faut saisir les occasions…
— Dommage, soupira Egwene. J’aurais aimé prêter les Trois Serments. Tant pis… Quoi qu’il en soit, procurez-vous l’artefact et délivrez Meidani du quatrième.
— Nous y réfléchirons…, répondit Saerin.
Egwene arqua un sourcil.
— Comme vous voudrez… Mais sachez que le Hall, une fois la tour réunifiée, sera informé de vos agissements. J’aimerais pouvoir déclarer que vous avez été prudentes, et pas assoiffées de pouvoir au point de prendre tous les risques.
» Si vous avez besoin de moi, ces prochains jours, n’hésitez pas. Mais ce sera à vous de trouver un moyen de distraire les deux harpies rouges qui ne me quittent pas des yeux. Si possible, j’éviterai de recourir au Voyage, parce que ce n’est pas le moment d’en révéler trop à des femmes qui devraient ne rien savoir.
Sur ces mots, Egwene se dirigea vers la porte. Le Champion lui jeta un regard soupçonneux, comme il se devait, mais ne tenta pas de l’arrêter.
À qui cet homme était-il lié ? Sauf erreur de la part d’Egwene, aucune des femmes réunies à l’intérieur de la pièce n’avait de Champion. Appartenait-il à une des autres espionnes envoyées depuis Salidar ? S’il avait été recruté de force par le quatuor, ça pouvait expliquer son humeur maussade.
Meidani emboîta le pas à Egwene – en jetant des coups d’œil par-dessus son épaule, comme si elle s’attendait à ce qu’on la rappelle. Mais le Champion referma promptement la porte dans son dos.
— Je n’arrive pas à croire que tu aies réussi, dit-elle à Egwene. Elles auraient pu te suspendre par les chevilles et te faire hurler à la mort.
— Elles sont trop avisées pour ça. Dans cette maudite tour, elles sont les seules – avec Silviana, peut-être – à avoir la tête sur les épaules.
— Silviana ? s’écria Meidani, surprise. On dit qu’elle te frappe tous les jours.
— Et pas qu’une seule fois ! Elle fait son devoir, mais sans zèle inutile. S’il y avait plus de sœurs comme elle, la Tour Blanche ne serait pas en si piteux état.
Meidani regarda Egwene comme si elle la voyait pour la première fois.
— Tu es vraiment la Chaire d’Amyrlin, souffla-t-elle.
Une étrange déclaration. Ne venait-elle pas d’accepter l’autorité d’Egwene ?
— Dépêchons-nous, Meidani. Il faut que je sois revenue avant que les geôlières rouges aient des soupçons.
13
Une proposition et un départ
Épée brandie, Gawyn faisait face à deux Champions. Les rayons du soleil qui entraient par les planches disjointes éclairant la grange, on voyait voler la poussière et les brins de paille soulevés par la bagarre.
Reculant lentement, Gawyn traversa lui aussi la zone illuminée, l’air soudain plus chaud sur sa peau. De la sueur ruisselait sur son front, mais sa main ne tremblait pas alors que les Champions avançaient vers lui.
Le premier, nommé Sleete, était un type noueux aux longs bras et au visage buriné. Dans la grange mal éclairée, ses traits ressemblaient à l’œuvre encore inachevée d’un sculpteur. Des ombres masquant en partie ses yeux, son menton creusé par une fossette et son nez crochu plusieurs fois cassé et jamais guéri, il arborait une crinière noire et des favoris.
Hattori avait été ravie que son Champion arrive enfin à Dorlan, car elle l’avait perdu depuis les puits de Dumai. L’histoire de cet homme comptait parmi celles qui inspirent les trouvères et les bardes.
Blessé, Sleete était resté étendu sur le sol pendant des heures. Fiévreux et délirant, il avait réussi à saisir les rênes de son cheval, puis à se hisser en selle. Alors qu’il délirait, l’équidé, d’une exemplaire fidélité, l’avait porté jusqu’à la rue principale d’un village voisin.
Les habitants auraient voulu le vendre à une bande de ruffians locaux. Un peu plus tôt, leur chef était passé, promettant une jolie récompense en échange de chaque survivant de la récente bataille. Coup de chance, la fille du bourgmestre avait plaidé la cause du miraculé. Pour rechercher des Champions blessés, les ruffians devaient être des Suppôts des Ténèbres.
Troublés, les villageois avaient décidé de cacher Sleete. Et la fille s’était bien entendu empressée de le soigner.
Une fois assez rétabli pour voyager, le Champion avait dû filer en douce. Comme on pouvait le prévoir, sa bienfaitrice s’était amourachée de lui.
Parmi les Jeunes Gardes, on murmurait que le gaillard s’était obligé à fuir parce qu’il commençait à partager les sentiments de la jeune dame. Avisés, la plupart des Champions ne s’autorisaient pas ce genre de lien. En pleine nuit, alors que ses hôtes dormaient, Sleete s’était volatilisé. Pour remercier ses nouveaux amis, il avait traqué les ruffians, faisant en sorte qu’ils ne viennent plus jamais rançonner le village.
Le sel même des récits et des légendes, non ? Pour des gens ordinaires, en tout cas. Pour un Champion, l’aventure de Sleete, c’était presque du pain quotidien. Mais les types comme lui attiraient les légendes comme les gens ordinaires attirent les moustiques.
En digne Champion, Sleete n’avait pas voulu s’étendre sur son aventure. À grand renfort de questions, les Jeunes Gardes étaient parvenus à lui arracher détail après détail.
Encore aujourd’hui, il se comportait comme si avoir survécu était normal. Pour un Champion, résister à de terribles blessures puis tenir en selle pendant des lieues était un jeu d’enfant. Quant à exterminer une bande de ruffians en étant à peine remis, ça n’avait rien de remarquable.
Gawyn respectait les Champions, même ceux qu’il avait tués. Surtout ceux-là, en fait. Pour faire montre d’une telle loyauté et d’une telle vigilance, il fallait être un homme hors du commun. Surtout quand on songeait à l’humilité qui allait avec…
Pendant que les Aes Sedai tiraient les ficelles du monde, des monstres comme al’Thor s’appropriant toute la gloire, Sleete et ses collègues se comportaient chaque jour en héros avec une discrétion exemplaire. Sans gloire ni reconnaissance, évidemment. Quand on se souvenait d’eux, c’était en rapport avec leur Aes Sedai. Ou au sein de leur étrange confrérie. Car nul n’oubliait jamais ses semblables…