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Pourquoi pas ? pensa Gawyn.

Mais pourquoi Sleete lui racontait-il tout ça ?

— Il a fallu dix ans, mais j’ai trouvé l’homme qu’il lui faut. Si tu es d’accord, elle te liera dans l’heure qui suit.

Gawyn en cilla de surprise. Sa cape-caméléon de nouveau sur les épaules, Sleete portait dessous du marron et du vert passe-partout. Selon certains, avec ses longs cheveux et ses favoris, il faisait trop négligé pour un Champion. Pour cet homme, « négligé » n’allait pas du tout. Brut de brut, peut-être, ou « naturel ». Comme de la pierre non taillée ou une branche de chêne noueuse mais solide.

— Sleete, je suis honoré, tu peux me croire. Mais je suis venu étudier à la tour à cause des traditions andoriennes, pas pour devenir un Champion. Ma place est auprès de ma sœur.

Et si je dois me lier à une Aes Sedai, ce sera Egwene.

— Tu es venu pour cette raison, mais elle n’a plus de sens. Tu as combattu lors de notre guerre, tuant des Champions et défendant la Tour Blanche. Désormais, tu es l’un d’entre nous. Ta place est à nos côtés.

Gawyn hésita.

— Tu es sans cesse à l’affût, continua Sleete. Comme un faucon, tu regardes à droite et à gauche, tentant de décider si tu dois te percher ou chasser. Au bout du compte, tu te fatigueras de voler. Joins-toi à nous. Hattori est une bonne Aes Sedai, tu verras. Plus sage et moins encline aux enfantillages et aux chamailleries que beaucoup de ses collègues.

— Je ne peux pas, Sleete. Andor…

— À la Tour Blanche, Hattori n’est pas une sœur influente. En fait, les autres se fichent de ses activités. Pour t’avoir, elle serait prête à se faire affecter en Andor. Tu pourrais tout avoir, Gawyn Trakand. Réfléchis à ma proposition.

Gawyn hésita de nouveau, puis il hocha la tête.

— C’est d’accord, j’y penserai.

— Que demander de plus, mon ami ? fit Sleete avant de lâcher le bras du jeune homme.

Gawyn s’éloigna, mais il se retourna pour regarder le Champion. Puis il fit un signe de tête à Corbet.

Laisse-nous et va monter la garde.

Un ordre codé facile à comprendre. Toujours heureux qu’on le charge d’une mission, le Jeune Garde alla se camper devant la porte de la grange. Si quelqu’un approchait, il le signalerait.

Intrigué, Sleete regarda le « gamin » prendre la pose, une main sur le pommeau de son épée. Retournant à côté du Champion, Gawyn baissa le ton afin que le Jeune Garde n’entende pas.

— Que penses-tu de ce qui se passe à la tour ?

Sleete plissa le front, recula et s’adossa à la cloison, non sans jeter un coup d’œil discret par une fenêtre, histoire de s’assurer que des oreilles indiscrètes ne traînaient pas dehors.

— C’est catastrophique, murmura-t-il. Des Champions contre des Champions, des Aes Sedai contre des Aes Sedai. Ça ne devrait pas arriver. Ni maintenant ni jamais.

— Certes, mais c’est arrivé.

Le Champion acquiesça.

— Et maintenant, nous voilà avec deux factions d’Aes Sedai, continua Gawyn. Et deux armées, l’une assiégeant l’autre.

— Fais profil bas, conseilla le Champion. À la tour, il y a des femmes au sang trop chaud, mais aussi des sœurs avisées. Elles finiront par faire ce qui s’impose.

— À savoir ?

— Mettre un terme à tout ça. En tuant, s’il n’y a pas d’autres solutions. Aucune querelle ne justifie une telle division. Aucune !

Gawyn hocha la tête en guise d’assentiment.

— Mon Aes Sedai n’aime pas ce qui se trame à la tour. Elle voudrait que ça cesse, parce que c’est une femme sage et expérimentée. Hélas, elle n’a aucune influence. C’est parfois comme ça, avec les sœurs. On dirait qu’elles jouent à qui a la plus grosse matraque.

Gawyn tendit l’oreille. La hiérarchie de la tour était un sujet presque tabou. On n’y portait pas un grade, comme dans l’armée, pourtant chaque femme savait d’instinct quelle sœur lui était inférieure et quelle autre la dominait. Comment était-ce possible ? Sleete semblait en savoir assez long, mais il abandonna le sujet. Pour l’instant, ça resterait un mystère.

— Hattori a saisi la première occasion de partir, continua Sleete. Elle a participé à la mission « al’Thor » sans en connaître les tenants et les aboutissants. Tout ce qu’elle voulait, c’était s’éloigner de la tour. Une femme très sage… (Il soupira, s’écarta de la cloison et posa une main sur l’épaule de Gawyn.) Hammar était un brave type.

— Pour sûr, confirma Gawyn, l’estomac noué.

— Mais il t’aurait tué sans sourciller. C’est lui qui a commencé, pas toi. Il comprenait ton choix, tu sais ? Ce jour-là, personne n’a pris une bonne décision, parce que c’était impossible.

— Je… Eh bien, merci.

Sleete retira sa main et se dirigea vers la sortie. Mais il se retourna :

— Certains disent qu’Hattori aurait dû revenir pour moi. Tes Jeunes Gardes pensent qu’elle m’a abandonné, aux puits de Dumai. C’est faux. Elle savait que j’étais vivant et que je souffrais. Mais elle était sûre que je ferais mon devoir, comme elle accomplirait le sien. Elle devait informer l’Ajah Vert de ce qui venait de se produire. Et lui révéler la véritable teneur des ordres de la Chaire d’Amyrlin au sujet d’al’Thor. Moi, il fallait que je survive. Chacun son devoir. Mais son message délivré, elle serait revenue me chercher, si elle n’avait pas senti que je la rejoignais par mes propres moyens. Pour me secourir, elle aurait pris tous les risques. Nous le savons tous les deux.

Sur ces mots, le Champion s’en alla.

Une fois seul, Gawyn réfléchit à l’ultime phrase de son interlocuteur, des plus ambiguës. Parler avec Sleete, ça n’était pas toujours facile. Escrimeur souple et délié, ce n’était pas un très bon orateur.

Haussant les épaules, Gawyn gagna la sortie et releva Corbet de sa garde.

Il était hors de question qu’il devienne le Champion d’Hattori. L’espace d’une seconde, la proposition l’avait tenté, mais parce qu’elle lui offrait une échappatoire à ses problèmes. À part Egwene, il ne serait heureux auprès d’aucune Aes Sedai.

À l’élue de son cœur, il avait tout promis, tant que ça ne risquait pas de nuire à Elayne ou à Andor. Lumière ! Il avait même juré de ne pas tuer al’Thor – en tout cas, avant d’être sûr que c’était bien lui l’assassin de sa mère. Pourquoi Egwene refusait-elle de voir que son ami d’enfance, perverti par le Pouvoir, était devenu un monstre ? Pour le bien de tous, al’Thor devait disparaître.

Gawyn serra et ouvrit plusieurs fois le poing. En route pour le centre du village, il regretta de ne pas pouvoir ressentir à tout moment le calme et la sérénité qui l’envahissaient lorsqu’il ferraillait.

Des relents de bouse de vache montant à ses narines, il mesura à quel point une ville digne de ce nom lui manquait. Minuscule et situé dans un coin perdu, Dorlan était une cachette idéale. Mais pour la Jeune Garde, Elaida aurait quand même pu choisir un endroit moins… odorant. Ses vêtements, aurait juré Gawyn, garderaient l’odeur du fumier jusqu’à la fin de ses jours – peut-être très proche, si les soldats adverses attaquaient et les massacraient, ses gars et lui.

Quand il fut en vue de la maison du bourgmestre, Gawyn remarqua à peine le bâtiment de deux niveaux au toit pointu. L’intéressant, c’était le terrain, derrière, où était cantonnée la plus grande partie des Jeunes Gardes. Naguère, des mûres y poussaient, mais un été étouffant puis un hiver glacial avaient mis à mort les buissons. Une des multiples catastrophes qui auguraient un hiver terrible, cette année.

Si ce terrain ne se révélait pas idéal pour camper – les hommes se plaignaient sans cesse des épines qui leur piquaient le postérieur –, il était raisonnablement isolé tout en restant proche du centre de Dorlan. Quelques épines dans les fesses, ça n’était pas si grave !