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Pour gagner le camp, le jeune officier dut traverser la grand-place au sol en terre battue, puis le canal qui passait devant la maison du bourgmestre. En digne gentilhomme, il salua des femmes qui y faisaient leur lessive. Les Aes Sedai les avaient recrutées pour s’occuper de leur linge et de celui des officiers de la Jeune Garde. Les gages étant très chiches, Gawyn les complétait de sa poche, ce qui lui attirait les lazzis de Narenwin Sedai, mais le rendait populaire auprès des villageoises.

Les travailleurs, lui répétait souvent sa mère, étaient l’épine dorsale d’un royaume. Les briser revenait à ne plus pouvoir bouger. Si ces villageois n’étaient pas des sujets d’Elayne, ça ne justifiait pas qu’on les exploite outrageusement.

En passant devant la demeure du bourgmestre, Gawyn nota que tous les volets étaient clos. Dans la cour, Marlesh attendait tandis que sa minuscule Aes Sedai foudroyait la porte du regard, les poings plaqués sur les hanches. Apparemment, on lui avait refusé l’entrée. Pourquoi ?

Si Vasha n’était pas une Aes Sedai très importante, elle volait très au-dessus de la pauvre Hattori. Si on la repoussait, la réunion qui se tenait derrière les volets clos devait être vraiment importante.

Juste ce qu’il fallait pour éveiller la curiosité de Gawyn…

Ses hommes seraient passés sans s’arrêter. Rajar, par exemple, aurait dit que les affaires des Aes Sedai les regardaient, sans que des oreilles indiscrètes s’en mêlent et finissent par semer la confusion.

Entre autres raisons, c’était pour ça que Gawyn n’aurait pas fait un bon Champion. Aux sœurs, il n’accordait pas la moindre confiance. Sa mère n’était pas comme lui, et ça ne l’avait pas conduite bien loin. Quant à la façon dont la tour avait traité Elayne et Egwene… Bref, s’il soutenait les Aes Sedai, il s’en méfiait aussi comme de la peste.

Il contourna la demeure, en route pour une inspection très légitime de ses hommes. Au village, peu de sœurs avaient un Champion. Quelques-unes appartenaient à l’Ajah Rouge, et les autres… Eh bien, certaines étaient assez âgées pour avoir vu leur protecteur mourir de vieillesse et ne pas en choisir un nouveau. Deux malheureuses avaient perdu les leurs aux puits de Dumai. À l’instar de ses officiers, Gawyn faisait mine de ne pas remarquer leurs yeux rouges et de ne pas entendre les sanglots qui sourdaient de leurs chambres.

Comme de juste, les Aes Sedai proclamaient qu’elles n’avaient pas besoin de la Jeune Garde pour les protéger. À dire vrai, elles devaient avoir raison. Mais aux puits de Dumai, Gawyn avait vu tomber des sœurs. Elles n’étaient pas invincibles.

Le Jeune Garde en faction devant la porte côté « jardin », un certain Hal Moir, laissa bien sûr entrer son chef. Après une volée de marches, Gawyn déboula dans le couloir du second niveau. Là, il releva Berden, un jeune officier tearien à la peau noire qu’il chargea d’aller superviser la distribution du repas. Après un bref salut, l’homme s’en fut.

Devant la porte de Narenwin Sedai, Gawyn hésita un moment. S’il voulait savoir ce que se racontaient les Aes Sedai, le meilleur moyen était de coller l’oreille au trou de la serrure. Au second niveau, Berden était la seule sentinelle, et aucun Champion ne patrouillait pour éjecter les espions.

Mais épier ainsi ces femmes laisserait un goût amer dans la bouche de Gawyn. Il n’aurait pas dû y être obligé. Commandant de la Jeune Garde, il avait mis ses hommes au service des Aes Sedai. En conséquence, elles lui devaient des informations.

Du coup, au lieu d’écouter à la porte, il y toqua.

Sans obtenir de réponse. Mais le battant s’entrebâilla, dévoilant une partie du visage de Covarla. L’Aes Sedai rouge aux cheveux clairs dirigeait les sœurs avant d’être remplacée. Quoi qu’il en soit, elle restait une des femmes les plus importantes de Dorlan.

— Nous ne voulons pas être interrompues, dit-elle. Tes soldats ont ordre de tenir tout le monde à l’écart, y compris les autres sœurs.

— Ces règles ne s’appliquent pas à moi, lâcha hardiment Gawyn. Dans ce village, mes hommes sont en danger. Si vous refusez que je joue un rôle actif, j’ai au moins le droit d’écouter.

Covarla trahit un soupçon de début d’agacement.

— Ton impudence augmente chaque jour, mon fils. Un meilleur capitaine devrait peut-être te remplacer.

Gawyn serra les dents.

— Tu crois que tes hommes ne t’écarteraient pas, si une sœur le leur demandait ? En termes militaires, ils n’ont rien d’une élite, mais ils savent rester à leur place. Dommage que leur chef n’ait pas cette qualité. Retourne avec eux, Gawyn Trakand.

Sur ces mots, la harpie claqua la porte au nez de Gawyn. Un instant, il envisagea d’entrer de force, mais ç’aurait été une satisfaction éphémère – deux secondes, le temps qu’il aurait fallu aux sœurs pour le saucissonner avec le Pouvoir.

Quel coup dur pour le moral de ses gars ! Voir leur chef, le héros Gawyn Trakand, éjecté de la maison avec un bâillon d’air sur le museau.

Ravalant sa rage, il fit volte-face, reprit l’escalier, entra dans la cuisine, s’adossa contre un mur et contempla sombrement les quelques premières marches. Ayant relevé Berden, il devait monter la garde, ou envoyer une estafette chercher un autre homme. Avant, il entendait réfléchir un peu. Si la conférence s’éternisait, il aviserait.

Les Aes Sedai… Tout homme intelligent en restait aussi loin que possible. Sinon, il leur obéissait sans discuter. Gawyn avait du mal avec ces deux options. Un homme de son rang ne fuyait pas – en même temps, il n’obéissait à personne.

Au moment de la rébellion, il n’avait pas soutenu Elaida parce qu’il l’appréciait – quand elle conseillait sa mère, elle se montrait plus froide qu’un glaçon –, mais parce qu’il détestait la façon dont Siuan traitait Elayne et Egwene.

Elaida aurait-elle été plus équitable ? Et une autre Chaire d’Amyrlin ? En fait, Gawyn avait pris sa décision dans un moment d’exaltation. Contrairement à ce que croyaient ses hommes, ça n’avait rien à voir avec une froide réflexion.

À qui allait vraiment sa loyauté, du coup ?

Quelques minutes plus tard, des bruits de pas et des échos de voix, dans le couloir puis l’escalier, indiquèrent que les sœurs en avaient terminé. De rouge et de jaune vêtue, Covarla apparut.

— … ne peux pas croire que les renégates aient nommé leur propre Chaire d’Amyrlin, était-elle en train de dire.

Mince, le visage carré, Narenwin apparut aussi. Puis, surprise, ce fut au tour de Katerine Alruddin.

Gawyn se redressa, stupéfié. Katerine avait quitté le camp des semaines plus tôt, le jour où Narenwin y était arrivée. La sœur rouge aux cheveux noirs n’ayant pas appartenu au groupe originel envoyé à Dorlan, elle en avait profité pour retourner à la Tour Blanche.

Quand était-elle revenue ? Et comment ? S’ils l’avaient vue, les Jeunes Gardes en auraient parlé à leur chef. Et les sentinelles ne pouvaient guère ne pas l’avoir remarquée.

Alors que les trois sœurs passaient devant la cuisine, Katerine regarda le jeune homme, remarqua son trouble et eut un sourire espiègle.

— Oui, dit-elle en se tournant vers Covarla, c’est difficile à imaginer. Une Chaire d’Amyrlin sans trône ! Une bande de crétines ont donné un spectacle de marionnettes – un ramassis de poupées revêtues de leurs plus beaux atours ! En plus, elles ont choisi une Naturelle tout juste promue Acceptée. L’aveu de leur idiotie.

— Au moins, cette usurpatrice a été capturée, dit Narenwin.

Elle s’arrêta devant la porte de la cuisine et laissa avancer Covarla.

Katerine eut un rire de gorge.

— Capturée et forcée à couiner de douleur la moitié de la journée. Franchement, je ne voudrais pas être à la place de la fille al’Vere. Cela dit, elle a ce qu’elle mérite, après s’être laissé poser sur les épaules l’étole aux sept rayures.