— Aujourd’hui, je t’ai affronté trois fois pour trois défaites – malgré un partenaire de valeur à mes côtés. Dans tes yeux, je vois que tu es prêt à tuer, s’il le faut. Contrairement à ce que certains pensent, je ne suis pas pressé de crever.
— Tu pourrais quand même essayer, dit Gawyn en mettant en place ses sacoches de selle.
Les trouvant trop lourdes, Défi renâcla. Un sacré caractère, ce cheval !
— Si tu le pensais nécessaire, tu serais disposé à mourir, Sleete. Et même si je te tue, des hommes viendront, et je ne réussirai pas à expliquer pourquoi j’ai abattu un Champion. Bref, si tu voulais m’arrêter, tu le pourrais.
— C’est exact.
— Alors, pourquoi me laisser partir ?
Gawyn fit le tour de son hongre et s’empara des rênes. Croisant le regard de Sleete, il crut y lire le reflet du demi-sourire qui flottait sur ses lèvres.
— Peut-être parce que j’aime voir un homme prendre les choses à cœur. Ou parce que j’espère que tu mettras un terme à tout ça. À moins que mes trois défaites m’aient ruiné le moral… Puisses-tu trouver ce que tu cherches, jeune Trakand.
Sleete se détourna, la cape volant dans son dos, puis s’éloigna dans la pénombre.
Gawyn se hissa en selle. Pour chercher de l’aide, il avait pensé à un seul endroit.
Talonnant Défi, il quitta Dorlan pour toujours.
14
Un coffret s’ouvre
— Ainsi, c’est une des âmes damnées du Ténébreux ? lâcha Sorilea.
La Matriarche aux cheveux blancs tourna autour de la prisonnière, l’étudiant sans frémir. De la part d’une Aielle de ce calibre, Cadsuane ne s’attendait pas à autre chose, même face à Semirhage.
Sorilea faisait penser à une statue longtemps exposée aux intempéries. L’image même de la patience et de la résilience. Parmi les Aiels, elle était un modèle de force, ce qui n’était pas peu dire. Membre du groupe qui avait apporté à al’Thor des nouvelles de Bandar Eban, elle ne séjournait pas au camp depuis longtemps.
Chez les guerriers du désert qui accompagnaient le garçon, Cadsuane s’attendait à trouver bien des choses. La férocité, la dévotion à d’étranges coutumes, un sens de l’honneur exacerbé, une loyauté sans faille… et une grande naïveté en matière de politique et de diplomatie.
En gros, elle ne s’était pas trompée. Sauf sur un point. Jamais au grand jamais elle ne se serait attendue à rencontrer une égale. Et sûrement pas en la personne d’une Matriarche à peine capable de canaliser le Pouvoir.
Pourtant, c’était ainsi, comme une égale, qu’elle considérait la femme aux cheveux blancs et au visage parcheminé.
Pour autant, elle ne lui faisait pas confiance. La Matriarche avait ses propres objectifs, et ils ne coïncidaient pas nécessairement avec les siens. Quoi qu’il en soit, elle jugeait Sorilea compétente, et en ce monde, on trouvait très peu de gens dignes d’être qualifiés ainsi.
Semirhage tressaillit et Sorilea inclina la tête sur le côté. Aujourd’hui, la Rejetée ne lévitait pas dans les airs. Vêtue de sa robe marron, elle reposait sur ses pieds, les cheveux en bataille à force de ne pas être brossés.
Pourtant, elle restait un parangon de supériorité et de domination. Exactement comme l’aurait été Cadsuane à sa place.
— Que sont ces tissages ? demanda Sorilea avec un geste vers la prisonnière.
Si Semirhage tressaillait, c’était à cause de ces flux.
— Une petite astuce à moi, répondit Cadsuane. (Elle détissa les flux puis les retissa, pour bien montrer comment ça fonctionnait.) Très régulièrement, la prisonnière est assourdie par un son aigu et aveuglée par une vive lumière. Ainsi, il lui est impossible de dormir.
— Tu veux la fatiguer pour qu’elle craque, résuma Sorilea.
Perplexe, elle étudia de nouveau la Rejetée.
Un bouclier l’empêchait d’entendre ce qui se disait, bien entendu. Malgré deux jours de privation de sommeil, elle restait très calme, les yeux ouverts entre deux agressions lumineuses. À l’évidence, un conditionnement mental inconnu l’aidait à s’abstraire de son propre épuisement.
— Je doute que ça la brise, admit Cadsuane. En fait, ça la dérange à peine.
La légende, Sorilea et Bair – une Matriarche blanchie sous le harnais incapable de canaliser – étaient les seules personnes présentes dans la pièce. Comme toujours, les Aes Sedai qui maintenaient le bouclier de la Rejetée se tenaient dans le couloir.
— Il est presque impossible de manipuler une âme damnée des Ténèbres, dit Sorilea. Mais tu as raison d’essayer, si on considère tes… contraintes.
— Nous pourrions parler au Car’a’carn, intervint Bair. Le convaincre de nous confier cette femme. Quelques jours d’interrogatoire aiel – avec la délicatesse qui nous caractérise –, et elle deviendrait un vrai moulin à paroles.
Cadsuane eut un sourire évasif. Comme si elle allait confier la prisonnière à quelqu’un d’autre ! Les secrets que détenait cette femme valaient trop cher pour que quiconque les connaisse, y compris des alliés.
— Vous pourrez toujours demander, mais je doute que le garçon se laisse convaincre. Dès qu’il est question de maltraiter une femme, c’est une tête de mule !
Bair en soupira d’agacement.
Cadsuane avait quelque peine à l’imaginer menant un interrogatoire « délicat », mais bon…
— Oui, tu as raison, fit l’Aielle. Rand al’Thor est deux fois plus têtu que le pire chef de tribu de ma connaissance. Et quatre fois plus arrogant. Comment ose-t-il penser que les femmes sont moins aptes que les hommes à supporter la douleur ?
Cadsuane s’autorisa un ricanement.
— Pour être honnête, j’ai envisagé de faire fouetter cette créature, et tant pis pour les chichis du garçon ! Mais je doute que ça fonctionne. Pour briser Semirhage, il faudra trouver autre chose.
— Je voudrais lui parler, dit soudain Sorilea.
Cadsuane dissipa les tissages qui empêchaient la prisonnière de voir, d’entendre et de s’exprimer.
La Rejetée cligna des yeux – une seule fois – puis se tourna vers les deux Matriarches.
— Des Aielles, bien sûr… Vous nous serviez si bien, jadis… Quel effet ça fait de trahir ses serments ? S’ils savaient combien de morts leurs descendants ont sur la conscience, vos ancêtres exigeraient que vous soyez châtiés.
Sorilea ne broncha pas. Par bribes, Cadsuane savait à peu près ce que le fichu gamin avait révélé aux Aiels sur leur passé. Jadis, affirmait-il, ils suivaient le Paradigme de la Feuille, mais ils avaient renié leur engagement. Intriguée par ces rumeurs, Cadsuane trouva fascinant que Semirhage les corrobore.
— Elle est plus humaine que je l’aurais cru, dit Sorilea à Bair. Ses expressions, son ton et son accent sont… exotiques, mais on n’a aucun mal à comprendre. Je ne m’attendais pas à ça.
Ce commentaire incita la prisonnière à plisser brièvement les yeux. Bizarre, ça. Une réaction plus marquée que tout ce qu’elle avait laissé filtrer jusque-là. À part les tressaillements dus aux tissages spéciaux, mais ça ne comptait pas. En revanche, une remarque pourtant banale de Sorilea semblait avoir fait mouche. Les Matriarches allaient-elles réussir là où la légende avait douloureusement échoué ?
— Il faut garder ça en tête, dit Bair. Une femme est une femme, quels que soient les secrets qu’elle conserve en mémoire. Toute chair peut être tranchée, n’importe quel sang peut couler et tous les os peuvent se briser.
— Pour être franche, Cadsuane Melaidhrin, je suis presque déçue. (Sorilea secoua sa crinière blanche.) Ce monstre a de très petits crocs…
Semirhage ne frémit même plus. De nouveau maîtresse d’elle-même, elle lâcha :
— J’ai entendu parler de votre nouvelle notion de l’honneur, Aiels sans dignité. J’adorerais enquêter pour découvrir à quel niveau de douleur les membres de vos tribus s’abandonnent à la honte. Selon vous, jusqu’où faudrait-il que j’aille pour qu’une de vous deux tue un forgeron et le dévore ?