Si elle connaissait le caractère sacré des forgerons dans la culture aielle, Semirhage devait avoir fait bien plus que d’en « entendre parler ».
Sorilea se raidit en entendant le commentaire de la prisonnière, mais elle n’approfondit pas. En un clin d’œil, elle refit les trois tissages qui privaient la prisonnière de ses perceptions. Faible dans le Pouvoir, elle n’en apprenait pas moins très vite.
— Est-il sage de la laisser ainsi ? demanda-t-elle, son ton indiquant qu’elle faisait tout pour arrondir les angles face à Cadsuane.
La légende faillit sourire devant tant de « délicatesse aielle ». Comme deux vieux faucons habitués à régner sur leur branche, les Matriarches, contraintes de se percher sur un autre arbre, ne savaient plus trop sur quelles pattes danser. D’autant plus que le respect et la déférence ne leur venaient pas naturellement…
— Si j’avais le choix, continua Sorilea, je lui couperai la gorge et je mettrai sa charogne à sécher au soleil. La laisser en vie, c’est comme prendre pour animal familier une vipère noire.
— Tu as raison, il est dangereux de ne pas la tuer, concéda Cadsuane. Mais l’exécuter serait encore pire. Le garçon serait incapable – ou refuserait – de nous donner la liste des Rejetés qu’il a estourbis. Pourtant, il semble qu’une bonne moitié au moins soient revenus à la vie. Lors de l’Ultime Bataille, ces « défunts » seront là. Chaque tissage que nous révélera Semirhage les privera d’une arme surprise.
Sorilea ne parut pas convaincue, mais elle n’insista pas.
— Et l’artefact ? demanda-t-elle. Je peux le voir ?
Cadsuane faillit répondre par la négative. Mais Sorilea lui avait appris le Voyage, un outil extraordinairement utile. Une telle main tendue méritait une contrepartie. De plus, la légende avait besoin de travailler avec les Aielles – et celle-là plus que toute autre. Pour une femme seule, al’Thor était un trop gros morceau.
— Suivez-moi, dit Cadsuane avant de se diriger vers la sortie.
Les Matriarches lui emboîtèrent le pas. Dans le couloir, elle ordonna aux sœurs – Daigian et Sarene – de faire en sorte que Semirhage reste éveillée, les yeux ouverts. Il y avait peu de chances que ça réussisse, mais pour l’instant, la légende n’avait rien de mieux à proposer.
Encore que… Il y avait l’étrange réaction au commentaire de Sorilea. Quelque chose comme un éclair de colère. Contrôler la rage d’une personne revenait à se donner les moyens de manipuler ses autres émotions. C’était pour ça, entre autres raisons, que Cadsuane tentait d’apprendre au garçon à mieux gérer sa fureur.
Contrôle et colère… Qu’avait dit Sorilea, pour énerver Semirhage ? Qu’elle était humaine, et que ça la décevait. En d’autres termes, ça insinuait que la Rejetée, aux yeux de la Matriarche, aurait dû être aussi pervertie qu’un Myrddraal ou un Draghkar. Et pourquoi en aurait-il été autrement ? Depuis trois mille ans, les Rejetés étaient les figures centrales des Ténèbres. Le nec plus ultra du mystère et du mal. Dans ce contexte, il pouvait être décevant, en effet, de voir en eux des créatures très banalement humaines. Des êtres mesquins bien que destructeurs.
C’était en tout cas ainsi que le garçon les considérait. Avec eux, il entretenait une telle… familiarité.
Mais Semirhage se croyait bien supérieure à une humaine. Sa « classe » et le contrôle permanent de son environnement lui conféraient une grande puissance.
Cadsuane secoua la tête. Une foule de problèmes à régler, et si peu de temps pour le faire… Dans le couloir aux murs de bois, l’odeur de la fumée, encore assez forte pour lui piquer la gorge, lui rappela le profond crétinisme du garçon. Malgré la toile de tente tendue en travers, le trou béant, en guise d’entrée, laissait passer la brise froide des nuits de printemps. Normalement, Rand et sa suite n’auraient pas dû rester ici, mais le garçon affirmait que personne ne le chassait quand il n’avait pas envie de bouger.
Ces derniers temps, il était pressé d’en arriver à l’Ultime Bataille. Ou résigné à ne pas pouvoir se dérober. Pour atteindre sa destination, il croyait devoir se creuser un chemin entre les querelles mesquines des gens, comme un voyageur nocturne qui éventre la neige en avançant vers une auberge.
Hélas, il y avait un hic. Ce gamin n’était pas prêt pour l’Ultime Bataille. Cadsuane le sentait dans sa façon de parler, d’agir et de regarder le monde avec une expression à la fois sombre et hagarde. Si l’adolescent qu’il était encore devait affronter le Ténébreux avec le sort du monde comme enjeu, l’humanité avait du souci à se faire.
En compagnie des deux Aielles, la légende entra dans sa chambre, une pièce encore intacte d’où on avait une vue plongeante sur le camp. En matière de confort, elle n’avait pas été très exigeante. Un lit solide, un coffre avec une serrure et une table de toilette munie d’un miroir. Trop vieille et impatiente, elle n’avait pas besoin de plus.
Le coffre était un leurre. Dedans, elle gardait quelques pièces d’or et d’autres objets sans réelle valeur. Ses biens les plus précieux – les ter’angreal maquillés en ornements –, elle les portait sur elle ou les rangeait dans un coffret à courrier ordinaire posé sur la table de toilette. En chêne, cet objet était assez éraflé et fissuré pour donner l’impression d’être sans importance. Mais pas abîmé au point de jurer avec ses autres affaires…
Tandis que Sorilea refermait la porte, la légende désactiva le tissage de protection du coffret.
Très peu d’Aes Sedai apprenaient à innover avec le Pouvoir, et ça ne manquait jamais de l’étonner. Ces femmes mémorisaient des tissages usés jusqu’à la corde – si elle osait dire – sans se demander si elles ne pouvaient pas faire plus et mieux.
Jouer avec le Pouvoir était parfois dangereux, il fallait le reconnaître. Mais beaucoup d’extrapolations très simples ne présentaient aucun danger. Le tissage qui protégeait le coffret était du lot.
Jusqu’à ces derniers temps, Cadsuane avait utilisé un mélange classique de Feu, d’Esprit et d’Air – pour détruire tout document présent dans le coffret, si un intrus tentait de l’ouvrir. Une protection efficace, mais d’une banalité accablante.
Son nouveau tissage était plus fantaisiste. Cadsuane doutant que les artefacts enfermés dans le coffret puissent être détruits, les flux ne s’y attaquaient pas.
Au contraire, les flux d’Air – inversés pour être invisibles – jaillissaient dans la pièce pour ligoter toute personne présente alors qu’on essayait de forcer le coffret. Après, un autre flux produisait un vacarme infernal tandis que des lumières clignotaient un peu partout. Une manière frappante de donner l’alarme.
Le même phénomène se produisait si on tentait d’ouvrir, de déplacer voire simplement de toucher le coffret avec un filament de Pouvoir, si ténu soit-il.
Cadsuane souleva le couvercle. Toutes ces précautions n’avaient rien de superflu. Dans le coffret, les deux artefacts étaient d’une extrême dangerosité.
Sorilea approcha et baissa les yeux sur ces objets. Pour commencer, une figurine d’environ dix pouces de haut représentant un barbu qui brandissait une sphère. Enfin, un collier métallique noir et deux bracelets, soit un a’dam conçu pour un homme. Avec ce ter’angreal, une femme pouvait réduire en esclavage tout mâle capable de canaliser. Pas seulement dans le domaine du Pouvoir, mais probablement dans tous les autres.
L’artefact n’avait pas encore été essayé. Un ordre strict du garçon.
Ignorant la figurine, Sorilea se focalisa sur le collier et ses bracelets.