— Cet objet est maléfique !
— Oui, confirma Cadsuane.
Elle n’était pas encline à traiter de maléfique un simple collier, mais dans ce cas, c’était approprié.
— Nynaeve al’Meara prétend être familière de cet a’dam. Bien que je n’aie pas pu lui faire dire d’où elle tient ce savoir, elle affirme qu’il n’existait qu’un collier conçu pour un homme, et qu’elle s’est arrangée pour qu’il sombre dans l’océan. Cela dit, elle reconnaît ne pas avoir été présente au moment où on l’y a jeté. Donc, les Seanchaniens l’ont peut-être utilisé comme modèle.
— Voir cet objet est… terrifiant, dit Sorilea. Si une des âmes damnées des Ténèbres – ou même un Seanchanien – capture Rand al’Thor et lui met ça autour du cou…
— Que la Lumière nous protège tous ! acheva Bair.
— Et les gens qui possèdent cette horreur sont ceux avec lesquels le Car’a’carn veut faire la paix ? lâcha Sorilea, plus que perplexe. Le seul fait qu’ils aient inventé cette… chose devrait justifier qu’on les combatte. J’ai entendu dire qu’il existe d’autres exemplaires de cet objet. Où sont-ils ?
— Entreposés ailleurs, dit Cadsuane en refermant le coffret. Avec les a’dam pour femmes pris à l’ennemi. Certaines de mes connaissances – des Aes Sedai retirées du monde – les étudient pour repérer leurs faiblesses.
Ces mêmes personnes travaillaient aussi sur Callandor. Cadsuane détestait ne pas avoir l’arme à portée de main, mais il restait des secrets qui devaient être découverts.
— J’en ai un ici, reprit la légende, parce que j’ai la ferme intention de voir comment il agit sur un homme. Hélas, le garçon refuse qu’un Asha’man me serve de cobaye. Même quelques minutes…
Bair ne fut pas convaincue par ce projet.
— Ça revient à embrocher quelqu’un pour essayer une lance, non ?
Sorilea, elle, approuva la démarche.
Dès qu’elle avait récupéré un a’dam pour damane, Cadsuane se l’était mis autour du cou pour explorer toutes les possibilités de s’en libérer. Bien sûr, elle avait procédé selon les règles, en présence de femmes capables de l’aider si ça tournait mal. Une saine précaution, car elles avaient dû intervenir, la légende ne réussissant pas à se défaire du collier.
Quand un ennemi préparait une attaque, il fallait absolument travailler à une riposte. Tant pis si on devait se mettre en laisse !
Le garçon était trop borné pour comprendre ça. Quand Cadsuane lui demandait un cobaye, il perdait son sang-froid, marmonnant des imprécations sur la « maudite caisse » dont on ne le sortait que pour le tabasser.
— Nous devons faire quelque chose au sujet de cet homme, dit Sorilea en sondant le regard de Cadsuane. Depuis notre dernière rencontre, il s’est détérioré…
— Exact, confirma Cadsuane. Par exemple, il n’a jamais été aussi efficace pour ignorer mon enseignement.
— Alors, débattons, dit Sorilea en se tirant une chaise. Pour le bien de tous, il faut mettre au point un plan.
— Pour le bien de tous, oui, approuva Cadsuane. Et avant tout pour celui du garçon.
15
Un endroit où commencer
Rand se réveilla sur le sol d’un couloir. Il s’assit et tendit l’oreille pour écouter un gazouillis d’eau. Le ruisseau, à l’extérieur du manoir ? Non, pas ça… Ici, les murs et le sol étaient en pierre, pas en bois. Pas une chandelle ou une lampe ne brûlait – pourtant, il y avait une chiche lumière.
Rand se leva et tira sur sa veste rouge.
Inexplicablement, il n’était pas apeuré pour un sou. Ce lieu, il le reconnaissait – ou du moins, il s’en souvenait, mais très vaguement. Comment y était-il arrivé ? Comme une nappe de brouillard, le passé récent menaçait de se dissiper à tout instant…
Pas question ! s’insurgea Rand.
Vaincue par sa détermination, sa mémoire cessa de se dérober à lui.
Avant son réveil, il était dans une pièce du manoir, en Arad Doman, où il attendait un rapport de Rhuarc sur la capture des premières femmes influentes au sein du Conseil des Marchands.
Dans leur chambre – oui, c’était bien ça, il se trouvait dans leur chambre –, assise dans un fauteuil vert, Min lisait une biographie intitulée Chaque Château.
Comme souvent ces derniers temps, Rand, mort de fatigue, était allé s’étendre. Donc, il avait dormi.
Se trouvait-il dans le Monde des Rêves ? Même s’il y était venu quelques fois, il le connaissait très mal. Comme les Rêveuses aielles, Egwene en parlait aussi peu que possible.
Mais cet endroit ne ressemblait pas à Tel’aran’rhiod. En revanche, Rand le trouvait étrangement familier.
Il sonda le couloir, si long qu’on n’en voyait pas le bout. À intervalles réguliers, des portes en bois sec et craquelé rompaient un peu la monotonie.
Rand choisit un battant au hasard – une soigneuse sélection n’aurait rien changé à l’affaire – et l’ouvrit pour découvrir une petite pièce. Au fond, une enfilade d’arches donnait sur une modeste cour surplombée par un ciel rouge tourmenté. Comme des bulles dans de l’eau, les nuages naissaient les uns des autres puis s’individualisaient.
Si peu naturelles qu’elles fussent, ces nuées annonçaient l’imminence d’une tempête.
Plissant les yeux, Rand vit que chaque nouveau nuage avait la forme d’un visage torturé, la bouche ouverte sur un cri muet. Bientôt, ces masses gonfleraient, se chevauchant les unes les autres, et les visages, bouche ouverte et yeux exorbités, ne seraient plus qu’une explosion de rage et de haine. Puis tout exploserait, et d’autres visages tourmentés apparaîtraient dans ce vortex. C’était à la fois fascinant et atroce.
Au-delà de la cour, il n’y avait rien, à part un ciel sanguin.
Rand s’efforçait de ne pas regarder le côté gauche de la pièce, où se trouvait la cheminée. Les pierres qui la composaient, ainsi que le sol et les colonnes, étaient tordues comme si elles avaient fondu sous les assauts d’une formidable chaleur. À la périphérie de sa vision, elles semblaient fluctuer et changer.
Les proportions de la pièce étaient fausses, tout comme ses angles. Il en allait de même lors de la première visite de Rand, très longtemps auparavant.
Mais il y avait une différence. Dans les couleurs, semblait-il. Beaucoup de blocs de pierre étaient noirs, comme s’ils avaient brûlé, et constellés de fissures. À l’intérieur, une lueur rouge brillait, à croire qu’ils contenaient un noyau de lave en fusion.
Et il y avait une table ici, pas vrai ? Bien cirée, en bois fin, ses contours ordinaires contrastant avec les angles aberrants du reste du décor.
De table, il n’y en avait plus ! Mais deux fauteuils faisaient face aux flammes, leur haut dossier empêchant de voir s’il y avait quelqu’un dedans.
Rand se força à avancer, ses bottes martelant les dalles qui semblaient se consumer de l’intérieur. À mesure qu’il approchait des fauteuils, son cœur battait plus fort et son souffle se faisait plus court. Il redoutait ce qui l’attendait.
Et il n’avait pas tort. Quand il eut contourné les sièges, il vit qu’un homme jeune et grand occupait celui de gauche. Leur iris en semblant presque violet, ses yeux bleus sans âge reflétaient la lueur des flammes.
L’autre fauteuil étant libre, Rand alla s’y asseoir. Là, il contempla les flammes en essayant de se calmer. Cet homme, il l’avait déjà aperçu dans ses visions – pas celles qui lui apparaissaient quand il pensait à Mat ou à Perrin, mais un autre genre.
Pour commencer, il n’y avait pas le tourbillon de couleurs. C’était étrange, certes, mais pas vraiment étonnant. Les images de l’homme assis dans le fauteuil étaient très différentes de celles où évoluaient ses amis d’enfance.