Les visions au sujet de l’inconnu semblaient plus… viscérales et plus réelles. Parfois, Rand aurait cru pouvoir toucher l’homme en tendant un bras. Et il redoutait ce qui risquait d’arriver s’il le faisait.
Cet inconnu, il ne l’avait rencontré pour de bon qu’une fois, à Shadar Logoth. Ce type lui avait sauvé la vie, et depuis, il se demandait parfois qui il était.
En ce lieu et en ce jour, il eut enfin la réponse.
— Tu es mort, murmura-t-il. Je t’ai tué.
Sans quitter les flammes des yeux, l’homme éclata d’un rire rauque qui n’exprimait pas une once de joie.
Par le passé, Rand avait cru avoir affaire à un nommé Ba’alzamon – un des noms du Ténébreux –, et en le tuant il s’était imaginé, comme un idiot, en avoir terminé avec les Ténèbres.
— Je t’ai regardé crever, dit-il. Avec Callandor, je t’avais transpercé la poitrine. Isha…
— Ce n’est pas mon nom, coupa l’homme. On m’appelle Moridin, désormais.
— Ton nom n’a aucune importance. Tu es mort, et ce n’est qu’un rêve !
— Un rêve, oui, ricana Moridin.
En veste et pantalon noirs, le spectre arborait des broderies rouges sur ses manches.
Enfin, il daigna regarder Rand, les reflets du feu dansant sur son visage anguleux et dans ses yeux qui ne cillaient pas.
— Pourquoi geins-tu toujours comme ça ? Juste un rêve… Ignores-tu que certains songes sont plus réels que le monde dit « éveillé » ?
— Tu es mort, répéta Rand, entêté.
— Toi aussi. Je t’ai vu mourir, sais-tu ? Au milieu d’une tempête, en créant une montagne pour te servir de tombeau. Si arrogant…
Après avoir découvert qu’il venait de tuer tous les siens, Lews Therin avait canalisé le Pouvoir afin de se détruire lui-même, créant ainsi le pic du Dragon. Toute évocation de ces événements déclenchait des sanglots et des cris de rage dans l’esprit de Rand.
Pas aujourd’hui. Calme plat.
Moridin regarda de nouveau les flammes qui ne diffusaient aucune chaleur.
Sur un côté de la cheminée, Rand capta un mouvement du coin de l’œil. Des ombres fluctuantes, à peine visibles à travers les fissures de la pierre. Au fond, la lave en fusion rougeoyait et des formes indistinctes s’agitaient.
Rand perçut un bruit très léger. Des rats, comprit-il. Derrière les pierres, il y avait des rongeurs rendus fous par l’insupportable chaleur. Griffant leur prison, ils tentaient d’échapper à leur sort en fuyant par les fissures.
Certaines petites pattes semblaient presque humaines…
Ce n’est qu’un rêve, se rappela Rand.
Un simple songe. Pourtant, impossible de douter de ce que venait de dire Moridin. Un des ennemis jurés de Rand vivait de nouveau. Et combien d’autres étaient revenus aussi ?
De rage, le jeune homme serra très fort les accoudoirs du fauteuil. Il aurait dû être terrifié, mais depuis très longtemps, il avait cessé de fuir cette créature et son maître. En lui, il ne restait plus de place pour la terreur. En réalité, Moridin aurait dû crever de peur, parce que la dernière fois, c’était Rand qui l’avait tué.
— Comment ? demanda le jeune homme.
— Il y a très longtemps, je t’ai promis que le Grand Seigneur te rendrait l’amour de ta vie. Le crois-tu incapable de ramener au monde un de ses serviteurs ?
Parmi ses nombreux noms, le Ténébreux portait celui de Seigneur de la Tombe. Oui, tout ça était vrai, même si Rand aurait donné cher pour ne pas y croire. Pourquoi s’étonner du retour de ses ennemis, puisque leur maître avait tout pouvoir sur la vie et la mort ?
— Nous sommes tous revenus, précisa Moridin, réintroduits sans cesse dans la Trame. La mort n’est pas un obstacle pour mon maître, sauf quand elle est donnée par les Torrents de Feu. Ces défunts-là restent hors de sa portée, et c’est déjà un miracle que nous nous souvenions d’eux.
Donc, certains Rejetés étaient vraiment morts. Et la clé, c’étaient les Torrents de Feu. Mais comment Moridin s’était-il introduit dans les rêves de Rand, qui les bardait de protection chaque nuit ?
Étudiant Moridin, il remarqua quelque chose d’étrange à propos de ses yeux. Dans le blanc, de petits points noirs flottaient comme des cendres portées par un vent paresseux.
— Le Grand Seigneur peut t’accorder la santé mentale, sais-tu ? dit Moridin.
— Sur ce point, ton dernier cadeau ne m’a pas réconforté…
Rand fut stupéfié par ce qu’il venait de dire. C’était lié aux souvenirs de Lews Therin, pas aux siens. Pourtant, le spectre était sorti de son esprit. Paradoxalement, Rand se sentait plus stable et plus solide dans cet endroit où tout le reste était fluctuant et sans substance. Les « pièces » qui le composaient, en ce lieu, se connectaient mieux. Pas parfaitement, bien entendu, mais de façon plus satisfaisante que ces derniers temps.
Moridin soupira mais ne dit rien. Se concentrant sur les flammes, Rand vit qu’elles crépitaient et bougeaient. Comme les nuages, elles dessinaient des silhouettes, mais il s’agissait de squelettes sans tête, le dos cambré sous l’effet de la douleur. Des damnés qui se consumaient avant de disparaître en un éclair.
Pensif, Rand observa le feu un moment. Aux yeux d’un profane, Moridin et lui auraient pu passer pour des amis qui se réchauffaient devant une bonne flambée, en plein hiver. Sauf que ces flammes-là ne produisaient aucune chaleur. Et en guise d’ami, Rand était avec un homme qu’il devrait tuer de nouveau un jour ou l’autre. Sauf à vouloir périr des mains du Rejeté…
Moridin pianota sur l’accoudoir de son fauteuil.
— Pourquoi es-tu venu ici ?
Venu ? pensa Rand, troublé. Ce n’est pas Moridin qui m’y a amené ?
— Je suis si fatigué, continua le Rejeté en fermant les yeux. C’est toi, ou c’est moi ? Je pourrais étrangler Semirhage pour ce qu’elle a fait.
Rand plissa le front. Moridin était-il fou ? Son discours n’avait aucun sens, mais Ishamael n’était plus très sain d’esprit, sur la fin de sa vie.
— Pour nous, ce n’est pas l’heure de combattre, reprit le Rejeté. (D’un geste, il congédia Rand.) Pars et laisse-moi en paix. J’ignore ce qui risque de nous arriver si nous nous entre-tuons. De toute façon, le Grand Seigneur s’emparera bientôt de toi. Sa victoire ne fait aucun doute.
— Il a déjà échoué, et il recommencera. Au bout du compte, je l’écraserai.
Moridin rit de nouveau, sans plus de conviction que la fois précédente.
— C’est possible, concéda-t-il. Mais trouves-tu ça vraiment important ? Réfléchis, gamin. La Roue du Temps tourne inlassablement, les Âges font de même, et des entêtés combattent le Ténébreux. Mais un jour, il vaincra, et à cet instant-là, la Roue s’arrêtera.
» Voilà pourquoi son triomphe est certain. Je crois qu’il aura lieu durant cet Âge, mais sinon, ce sera dans un autre. Quand tu gagnes, ça mène simplement à une nouvelle bataille. Lorsque viendra son tour, tout s’arrêtera. Ne vois-tu pas qu’il n’y a aucun espoir pour toi ?
— Est-ce pour ça que tu t’es rallié à son camp ? demanda Rand. Tu as toujours été si intelligent, Elan. C’est ta logique qui t’a détruit, n’est-ce pas ?
— Pour ton camp, répliqua Moridin, aucun chemin ne mène à la victoire. La seule possibilité, c’est de suivre le Grand Seigneur et de régner pour un temps, avant que tout se finisse. Les autres, dans mon camp, sont des abrutis. Ils rêvent de récompenses éternelles, mais il n’y aura pas d’éternité. Tout ce qu’il y a, c’est notre présent – les derniers jours.
Moridin rit une troisième fois. De bon cœur, ce coup-ci.
Rand se leva. Le Rejeté lui jeta un regard noir, mais ne fit pas mine de l’imiter.