— Moridin, il y a une manière de vaincre. Ton Grand Seigneur, j’ai l’intention de le tuer. Oui, d’abattre le Ténébreux. Ainsi, la Roue du Temps tournera, débarrassée de sa souillure.
Regard rivé sur les flammes, Moridin ne broncha pas.
— Nous sommes connectés, dit-il enfin. C’est comme ça que tu as pu venir ici, je crois – même si je ne comprends pas bien notre lien. Quant à toi, j’ai dû mal à imaginer que tu mesures le crétinisme de tes rodomontades.
Rand sentit la fureur monter en lui, mais il se contrôla.
— Nous verrons…
Il se connecta à la Source, qui lui semblait très distante. Quand il l’eut saisie, il se sentit partir en arrière, comme si on venait de tirer sur la ligne de saidin qui le reliait à elle. La pièce disparut, puis le Pouvoir se volatilisa aussi. Alors, Rand sombra dans un puits d’obscurité.
Quand son amant cessa de se débattre dans son sommeil, Min retint son souffle, espérant que ça ne recommencerait pas. Les jambes repliées sous elle, une couverture sur les épaules, elle lisait dans son fauteuil favori. Sur la petite table, la lueur vacillante d’une lampe faisait danser des ombres sur sa pile de livres poussiéreux. Pieds d’argile, Repères et remarques, Monuments de jadis… Des traités d’histoire, pour la plupart.
Rand soupira, mais il ne bougea plus. Expirant à fond, Min se radossa à son siège et rouvrit l’exemplaire des Méditations de Pelateos qu’elle était en train de lire. Même avec les volets fermés, elle entendait encore le vent souffler dans les pins. Après l’étrange incendie, une odeur de fumée planait encore dans la chambre. Grâce à ses réflexes, Aviendha avait évité un désastre. Malgré ça, les Matriarches continuaient à la faire trimer comme une mule. Pourquoi ne la récompensaient-elles pas, au contraire ?
Min n’avait pas pu l’approcher assez pour avoir une conversation avec elle. Pourtant, l’Aielle était arrivée au camp depuis un moment…
Min ne savait que penser de cette femme. Ce fameux soir où elles avaient bu de l’oosquai, elles étaient devenues un peu plus proches, mais une seule soirée ne tissait pas une amitié, et la notion de « partager » Rand continuait à défriser Min.
Elle regarda de nouveau son compagnon. Étendu sur le dos, les yeux fermés, il respirait régulièrement, à présent. Son bras gauche au-dessus de la couverture, il exposait son moignon. Comment réussissait-il à dormir avec la double blessure qui zébrait son flanc ? Dès qu’elle y pensait, Min sentait la douleur – une composante de la boule compacte d’émotions qu’elle gardait en permanence dans un coin de sa tête. La présence perpétuelle de Rand…
Min avait appris à ignorer la souffrance. Il le fallait. Mais pour lui, elle était bien plus terrible. Insupportable, même, selon les critères d’un être humain normal.
Alors qu’elle n’était pas une Aes Sedai – la Lumière l’en préserve ! –, Min avait réussi à lier Rand, d’une certaine manière. Un phénomène fascinant. Elle pouvait dire où il était, sentir quand il n’allait pas bien…
Sauf au plus fort de la passion, elle réussissait le plus souvent à ne pas se laisser submerger par les émotions de Rand. Mais au zénith de l’amour, quelle femme aurait voulu ne pas être submergée ? Avec le lien, l’expérience devenait absolument incroyable, puisqu’elle sentait à la fois son propre plaisir et la tempête de feu du désir de Rand.
Ces évocations la faisant rougir, Min se replongea dans sa lecture. Rand avait besoin de sommeil, et elle n’allait certainement pas le réveiller. De plus, il fallait qu’elle étudie – même si elle arrivait à des conclusions qui la déprimaient.
Les ouvrages avaient appartenu à Herid Fel, le sympathique vieil érudit qui avait rallié l’école de Rand, à Cairhien. Au souvenir de la légendaire distraction de Fel, et de ses curieuses mais très souvent brillantes inventions, Min ne put s’empêcher de sourire.
Herid Fel était mort, déchiqueté par une Créature des Ténèbres. Dans les livres, il avait découvert quelque chose qu’il comptait dire à Rand. Des éléments au sujet de l’Ultime Bataille et des sceaux de la prison du Ténébreux. Juste avant de pouvoir transmettre l’information, il avait perdu la vie.
Une coïncidence ? Peut-être. Il se pouvait aussi que sa fin n’ait aucun rapport avec les livres. Ou qu’elle en ait un. Pour Rand, mais aussi pour Herid, Min était résolue à trouver la réponse.
Elle abandonna les Méditations et s’empara des Pensées au milieu des ruines, un ouvrage vieux de plus de mille ans.
La page était marquée avec la note que l’érudit avait envoyée à Rand, peu avant sa fin.
Min la relut pour la énième fois.
« La foi et l’ordre fournissent de la force. Avant que vous commenciez à construire, il faut déblayer les ruines. Vous aurez des explications lors de votre prochaine visite. Mais venez sans la jeune dame. Elle est trop jolie.
Fel »
En lisant ses livres, Min avait cru pouvoir retracer les pensées de Fel. Rand cherchait des informations sur la manière de sceller la prison du Ténébreux. L’érudit les avait-il découvertes ?
La jeune femme secoua la tête. Elle, vouloir résoudre une pareille énigme ? Pour qui se prenait-elle donc ? Mais qui s’en chargerait à sa place ? Une sœur marron aurait pu être plus efficace, mais aurait-elle été digne de confiance ? Même les Aes Sedai qui avaient juré fidélité à Rand pouvaient décider qu’il valait mieux, dans son propre intérêt, lui cacher certaines choses.
Quant à Rand, il était trop occupé – et pas assez patient pour éplucher des livres, ces derniers temps. Comme candidate, ça ne laissait que Min.
Elle commençait à avoir une idée de ce que Rand devrait faire, mais il restait beaucoup trop de zones d’ombre. Selon elle, la solution approchait. Hélas, elle n’était pas bien sûre de devoir révéler à Rand ce qu’elle savait. Comment réagirait-il ?
Tout en lisant, Min soupira à pierre fendre. Si on lui avait annoncé qu’elle serait un jour folle d’un homme ! Pourtant, elle suivait Rand partout, faisant passer ses besoins bien avant les siens. Cela dit, malgré les ragots qui couraient dans le camp, elle n’était ni son animal domestique ni son jouet. Si elle le suivait, c’était par amour – et parce qu’elle sentait, au sens littéral du terme, qu’il lui rendait sa ferveur. Malgré la dureté dont il faisait de plus en plus montre, en dépit de sa fureur et des difficultés de sa vie, il aimait Min. En conséquence, elle s’efforçait de l’aider.
Si elle contribuait à résoudre l’énigme centrale – comment sceller la prison du Ténébreux ? –, elle aurait fait quelque chose pour Rand et pour le monde entier. Alors, qu’importait que quelques soldats, dans le camp, se méprennent sur la valeur qu’elle avait aux yeux du Dragon Réincarné ? Au fond, il valait mieux que tout le monde croie qu’elle était interchangeable. Tout tueur lancé contre Rand devait la prendre pour quantité négligeable. Jusqu’à ce qu’il découvre les couteaux cachés dans ses manches. Avec, elle n’était pas aussi bonne que Thom Merrilin, mais pour tuer efficacement, pas besoin d’être une artiste.
Rand se retourna dans son sommeil puis se calma très vite.
Elle l’aimait, oui. De lui-même – ou à cause de la Trame, du Créateur ou de la Lumière savait quoi –, son cœur avait pris la décision à sa place. À présent, même si ça s’était révélé possible, elle n’aurait pas changé de sentiments pour tout l’or du monde. Si ça impliquait de prendre des risques, elle les prendrait. S’il fallait supporter les regards des hommes, dans le camp, elle les supporterait. Et si elle devait le partager avec deux autres femmes…