Rand bougea. Cette fois, il grogna, ouvrit les yeux et s’assit dans le lit. Portant la main à sa tête, il réussit à paraître plus fatigué qu’avant de s’endormir. Vêtu d’un simple caleçon, il avait le torse nu. Un long moment, il resta assis, puis il se leva et gagna la fenêtre aux volets fermés.
Min posa son livre.
— Que crois-tu faire, berger ? Tu as dormi quelques heures seulement.
Rand ouvrit les volets intérieurs puis la fenêtre, révélant une nuit d’encre. Un souffle de vent taquina la flamme de la lampe…
— Rand ? appela Min.
Elle dut tendre l’oreille pour capter la réponse.
— Il est dans ma tête. Pendant le rêve, il était absent, mais il est revenu.
Min résista à l’envie de se rouler en boule dans son siège. Lumière ! Elle détestait l’entendre évoquer sa folie. Le saidin étant purifié, elle avait espéré qu’il guérirait, mais…
— Qui, « il » ? demanda-t-elle d’une voix qui réussit à ne pas trembler. Tu entends… Lews Therin ?
Rand se retourna, l’obscurité menaçante de la nuit lui faisant comme un écrin. Très faible, la lumière de la lampe laissait une grande partie de son visage dans l’ombre.
— Rand…
Min se leva et rejoignit son amoureux.
— Il faut que tu en parles à quelqu’un. Ne garde pas ça en toi.
— Je dois être fort.
Min prit Rand par le bras et l’attira vers elle.
— Me tenir à distance te rend plus fort ?
— Je ne te…
— Si ! Derrière tes yeux d’Aiel, des choses se passent. Penses-tu que je vais cesser de t’aimer parce que tu entends une voix ?
— Tu finiras par avoir peur…
— Sans blague ? (Min croisa les bras.) Donc, je suis un fragile coquelicot ?
Rand ouvrit la bouche mais ne dit rien, parce qu’il cherchait ses mots. Comme à l’époque où il n’était qu’un berger parti à l’aventure.
— Min, je sais que tu es forte. Et tu sais que je le sais…
— Alors, juge-moi assez forte pour affronter ce qui est en toi. On ne peut pas faire comme si rien n’était arrivé. La souillure t’a laissé des stigmates. Si tu ne peux pas les partager avec moi, avec qui le feras-tu ?
Rand se passa la main dans les cheveux, puis il s’écarta et commença à marcher de long en large.
— Que la Lumière brûle tout ça, Min ! Si mes ennemis découvrent mes faiblesses, ils les exploiteront. Je me sens aveugle. Un type qui court dans la nuit sur un chemin inconnu. J’ignore s’il y a des crevasses sur mon chemin, ou si cette fichue piste s’arrête au bord d’une falaise.
Au passage, Min saisit le bras de Rand, qui dut s’immobiliser.
— Raconte-moi.
— Tu penseras que je suis fou.
La jeune femme ricana :
— Je le pense déjà. Ne me dis pas que ça s’est aggravé ?
Rand regarda sa compagne et sembla se détendre un peu. Avec un soupir, il s’assit au bord du lit.
Un progrès, ça !
— Semirhage avait raison, dit-il. J’entends des choses. Une voix. Celle de Lews Therin, le Dragon. Il me parle et sait ce qui se passe dans le monde. Parfois, il essaie de me subtiliser le saidin. Et quand il y parvient… Il est fou, Min. Complètement taré. Mais avec le Pouvoir, il est fantastique.
Rand fixa un point connu de lui seul, sur un mur. Min frissonna. Ainsi, il laissait la « voix » manier le Pouvoir de l’Unique. Qu’est-ce que ça signifiait ? Qu’il cédait le contrôle à la partie malade de son cerveau ?
Il secoua la tête.
— Selon Semirhage, c’est de la folie – une illusion –, mais Lews Therin connaît des choses que je n’ai jamais apprises. Sur l’histoire ou sur le Pouvoir de l’Unique. Dans une de tes visions, j’étais deux personnes qui n’en font soudain plus qu’une. Ça signifie que Lews Therin et moi sommes bien distincts. Deux personnes ! Il est réel.
Min vint s’asseoir près de Rand.
— Rand, il est toi, ou tu es lui. De nouveau tissé dans la Trame… Ces souvenirs et ces capacités que tu as, ce sont des vestiges de celui que tu étais… avant.
— Non, affirma Rand. Min, il est fou et pas moi ! En plus, il a échoué, et je réussirai ! Je ne tuerai pas ceux que j’aime, contrairement à lui. Et quand je vaincrai le Ténébreux, je ne lui laisserai pas une chance de revenir peu après afin de nous terroriser de nouveau.
« Peu après » ? Trois mille ans ?
Min enlaça son amant.
— C’est si important que ça ? demanda-t-elle. Qu’il existe vraiment ou soit ce qui reste de ton ancien « moi » ? Dans tous les cas, ses informations sont précieuses.
— C’est vrai, concéda Rand, de nouveau… lointain. Mais j’ai peur d’utiliser le Pouvoir. Quand j’essaie, il risque de prendre les commandes. Et il n’est pas fiable. Il ne voulait pas la tuer, mais il l’a fait. Lumière… Ilyena…
Était-ce ça qui leur arrivait à tous ? Chacun certain d’être sain d’esprit, mais possédé par un monstre qui commettait des horreurs ?
— C’est fini, Rand, murmura Min. Cette voix ne grandira plus, maintenant que tu as purifié le saidin.
Rand ne répondit pas, mais il se détendit. Min ferma les yeux, contente de sentir sa chaleur, surtout depuis qu’il avait ouvert la fenêtre.
— Min, Ishamael est vivant.
La jeune femme ouvrit les yeux.
— Quoi ?
Au moment où elle se sentait enfin bien…
— Je lui ai rendu visite dans le Monde des Rêves. Avant que tu demandes, non, ce n’était pas un cauchemar ni une crise de folie. Une rencontre bien réelle, même si je ne peux pas dire comment je le sais. Tu vas devoir me faire confiance.
— Ishamael… Tu l’as tué !
— Oui, confirma Rand. Dans la Pierre de Tear. Il est revenu avec un nouveau visage et un nouveau nom, mais c’est bien lui. Nous aurions dû deviner que ça arriverait. Le Ténébreux n’aurait pas abandonné des serviteurs si utiles… Et pour lui, la mort n’est pas un obstacle.
— Comment pouvons-nous gagner, dans ce cas ? Si tous les adversaires qu’on abat reviennent à la vie…
— Les Torrents de Feu, dit Rand. Ça les tue pour de bon.
— Cadsuane dit que…
— Je me fiche de ce qu’elle raconte ! Ma conseillère me donne des conseils et rien de plus. Je suis le Dragon Réincarné, et c’est moi qui décide comment nous nous battons. (Il marqua une pause, inspirant à fond.) De toute façon, que les Rejetés reviennent ou non n’a aucune importance. Les tueurs que m’envoie le Ténébreux ne comptent pas non plus. À la fin, je détruirai ce monstre, si possible. Sinon, je l’incarcérerai si bien que le monde n’en entendra plus parler.
» Min, pour ça, j’ai besoin de la voix. Lews Therin connaît des choses… Ou c’est moi qui les connais. Quelle que soit la réponse, ce savoir, je le détiens. En un sens, la souillure du Ténébreux aura signé sa propre perte, parce que c’est elle qui m’a permis de rencontrer et d’accueillir Lews Therin.
Min baissa les yeux sur ses livres. Le dernier message de Fel dépassait toujours des pages des Pensées au milieu des ruines.
— Rand, annonça-t-elle, tu dois détruire les sceaux de la prison du Ténébreux.
Le jeune homme regarda sa compagne, méfiant.
— J’en suis certaine ! Ces derniers temps, je me plonge dans les livres de Fel, et c’est ce qu’il veut dire par « déblayer les ruines ». Pour reconstruire la prison du Ténébreux, tu devras d’abord l’ouvrir. Retirer tout ce qui obstrue la Brèche.
Min s’attendait à une réaction incrédule. Contre toute attente, Rand hocha simplement la tête.
— Oui… C’est tout à fait sensé. Mais je doute que beaucoup de gens veuillent l’entendre. Si on brise les sceaux, comment prédire ce qui se passera ? Imagine que j’échoue…
Les prophéties n’annonçaient pas la victoire de Rand, affirmant seulement qu’il livrerait bataille.
Min frissonna de nouveau – maudite fenêtre ! – puis elle chercha le regard du jeune homme.