— Tu vaincras ! Oui, tu le battras !
— Tu as foi en un cinglé, Min ?
— J’ai foi en toi, berger !
Soudain, des images se formèrent autour de la tête de Rand. La plupart du temps, Min les ignorait, sauf quand elles étaient nouvelles. Là, elle les détailla.
Des lucioles qui se consumaient dans l’obscurité… Trois femmes devant un bûcher funéraire… Des éclairs, la nuit, l’ombre, des augures de mort, des couronnes, des blessures, de la douleur et de l’espoir… Et autour de Rand al’Thor, une tempête bien plus puissante que tout cataclysme naturel.
— Nous ne savons toujours pas que faire, dit le jeune homme. Les sceaux sont si fragiles que je pourrais les briser entre mes doigts, mais que se passerait-il ensuite ? Comment arrêterai-je le Ténébreux ? Tes livres parlent de ce point précis ?
— C’est difficile à dire… Les indices, quand il y en a, sont très vagues. Mais je continuerai à chercher. C’est juré. Et je trouverai les réponses qu’il te faut.
Rand acquiesça de nouveau. Via le lien, Min s’étonna de sentir qu’il lui faisait totalement confiance. Chez lui, une telle émotion était devenue rarissime. Mais en ce jour, il semblait plus… doux que depuis bien longtemps. Un homme de pierre, toujours, mais avec des fissures. Et la volonté de laisser sa compagne s’y infiltrer. Là encore, c’était un progrès. Un bon début…
Min serra plus fort son amoureux et referma les yeux. Voilà, elle avait un endroit par où commencer, mais pas beaucoup de temps devant elle. Il faudrait faire avec.
En abritant la flamme de sa bougie, Aviendha alluma la lanterne accrochée à un petit mât. La lumière naquit, éclairant le camp autour d’elle. Sous les rangées de tentes, les soldats disputaient un concours de ronflements.
Par une nuit piquante, le vent faisait bruire les branches, dans le lointain. De temps en temps, un hibou ululait.
Et Aviendha ne tenait plus debout.
Elle venait de traverser cinquante fois le camp, afin d’allumer la lanterne, de la souffler et de repartir vers son point de départ. Tout ça en prenant garde à ne pas laisser le vent éteindre sa bougie.
Encore un mois de punitions absurdes, et elle serait aussi folle qu’un habitant des terres mouillées. Un matin, les Matriarches se réveilleraient pour la voir aller nager dans le ruisseau, porter une outre d’eau à moitié vide ou chevaucher un canasson pour le plaisir.
L’Aielle soupira, trop épuisée pour continuer à réfléchir, puis se dirigea vers la partie du camp où elle pourrait enfin dormir.
Mais quelqu’un se dressa devant elle.
Elle se prépara, la main volant vers son couteau, mais se détendit dès qu’elle eut reconnu Amys. Parmi toutes les Matriarches, seule une ancienne Promise aurait pu l’approcher ainsi sans qu’elle s’en aperçoive.
Sa jupe et son fichu agités par le vent, la Matriarche avait les mains croisées devant elle. Dans ses cheveux argentés qui avaient quelque chose de spectral à la lueur de la lune, Aviendha remarqua la présence d’une aiguille de pin.
— Tu subis tes punitions avec une telle ferveur, mon enfant…
Aviendha baissa les yeux. Mentionner ses activités actuelles était une façon de l’humilier. Commençait-elle à être à court de temps ? Les Matriarches avaient-elles décidé de renoncer, parce qu’elle n’en valait pas la peine ?
— Matriarche, je fais mon devoir, comme il convient.
— C’est vrai, oui.
Amys se passa une main dans les cheveux, préleva l’aiguille de pin et la laissa tomber sur le sol.
— Et en même temps, ça ne l’est pas… Parfois, Aviendha, trop concentrées sur ce que nous faisons, nous ne prenons pas le temps de réfléchir à ce que nous ne faisons pas.
Aviendha remercia la pénombre, car elle se sentit rougir.
Assez loin de là, un soldat fit retentir le carillon nocturne pour indiquer l’heure. Onze coups qui évoquaient plutôt ceux d’un glas.
Comment répondre à l’étrange phrase d’Amys ? Il ne semblait pas y avoir de commentaire approprié.
Aviendha fut sauvée par un éclair lumineux qui jaillit juste hors des limites du camp. Pas très vif, mais facile à repérer dans le noir.
— Qu’y a-t-il ? demanda Amys.
Elle suivit le regard d’Aviendha.
— De la lumière… Sur le site de Voyage.
Amys plissa un moment les yeux, puis les deux Aielles se dirigèrent vers le site. En chemin, elles tombèrent sur Damer Flinn, Davram Bashere, une escorte de ses hommes et une poignée d’Aiels. Ce petit groupe entrait dans le camp.
Que devait-on penser d’un être comme Flinn ? Certes, la souillure n’existait plus, mais cet homme – comme bien d’autres – avait voulu apprendre à canaliser longtemps avant que ça arrive. Plutôt que faire ça, Aviendha aurait préféré embrasser l’Aveugleur d’Âmes en personne. Cela dit, les Asha’man étaient devenus des armes puissantes.
La petite colonne se dirigeant vers le manoir, Amys et Aviendha s’écartèrent pour la laisser passer. Bien que la plupart des groupes envoyés à la rencontre des Seanchaniens aient été composés de soldats du Saldaea, on trouvait plusieurs Promises dans celui-là.
Amys chercha le regard d’une femme assez âgée nommée Corana. La Promise eut un mouvement de recul. Bien que ce fût difficile à voir dans le noir, elle semblait inquiète. Ou peut-être furieuse.
— Quoi de neuf ? lui demanda Amys.
— Les envahisseurs, ces Seanchaniens de malheur, ont accepté une autre rencontre avec le Car’a’carn.
Amys hocha la tête. Ses cheveux courts taquinés par le vent, Corana, elle, soupira d’agacement.
— Je t’écoute, dit Amys.
— Le Car’a’carn consent trop d’efforts pour la paix. Les Seanchaniens lui ont fourni toutes les raisons de décréter une querelle de sang, mais il continue à leur faire sa cour. Je me sens comme un chien dressé pour lécher les bottes d’un inconnu.
Amys se tourna vers Aviendha :
— Que dis-tu de cette tirade, mon enfant ?
— Mon cœur penche du côté de Corana, Matriarche. Mais si le Car’a’carn peut parfois se comporter comme un idiot, ce n’est pas le cas dans cette affaire. Mon esprit penche pour lui, et dans cette situation, c’est la réflexion qui l’emporte.
— Comment peux-tu dire ça ! s’écria Corana.
Avec une idée évidente en tête : ancienne Promise, Aviendha aurait dû être de son côté.
— Qu’est-ce qui compte le plus ? lui demanda Aviendha, menton pointé. Le désaccord que tu as avec une autre Promise, ou la querelle qui oppose ta tribu à ses ennemis ?
— La tribu passe avant, bien entendu. Mais quel rapport ?
— Les Seanchaniens mériteraient qu’on les écrase. Tu as raison : leur proposer la paix est une torture. Mais tu oublies que nous avons un pire ennemi. L’Aveugleur d’Âmes cherche querelle à l’humanité entière. Ça nous oblige à dépasser les conflits entre nations.
— Oui, approuva Amys. Nous aurons d’autres occasions de montrer aux Seanchaniens la valeur de nos lances.
Corana secoua furieusement la tête.
— Matriarche, tu parles comme les pleutres des terres mouillées. Que nous importent leurs prophéties et leurs récits ? Le devoir de Rand al’Thor en tant que Car’a’carn est bien plus important que son engagement auprès des terres mouillées. Nous, il doit nous conduire jusqu’à la gloire.
Amys foudroya du regard la Promise blonde.
— Tu parles comme une Shaido.
Corana soutint le regard de la Matriarche, puis elle capitula, détournant les yeux.
— Désolée, Matriarche, dit-elle au bout d’un moment. J’ai un toh envers toi. Mais tu dois savoir qu’il y a des Aielles dans le camp des Seanchaniens.
— Quoi ? s’étonna Aviendha.
— Enchaînées, précisa Corana, comme les Aes Sedai apprivoisées. Pour notre arrivée, elles étaient exhibées comme des trophées. Dans le lot, j’ai reconnu beaucoup de Shaido.