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— Supposons plutôt que tu es toi, dit Ferane, et qu’il est bel est bien Rand al’Thor, ton ami d’enfance.

— Si tu préfères…

— Parmi les types d’homme que tu as cités, lequel est-il ?

Egwene hésita un instant.

— Tous en même temps ! répondit-elle en posant une noix pelée sur son assiette.

Les moitiés n’étaient pas entières, mais à part Miyasi, ça ne gênerait personne.

— S’il s’agissait de Rand et de moi, je dirais que c’est un esprit rationnel – pour un homme. Avec une nette tendance à l’entêtement. Parfois… Enfin, souvent. Plus important, c’est un homme de cœur.

» Sachant tout ça, je lui enverrais une délégation de sœurs, afin qu’elles le guident.

— Et s’il les repoussait ?

— J’enverrai des espionnes, pour voir à quel point il a changé depuis notre jeunesse.

— Et pendant que tu tergiverserais, il terroriserait le pays, sèmerait le chaos et rallierait des armées entières à son étendard.

— N’est-ce pas ce que nous voulons qu’il fasse ? riposta Egwene. Même si nous avions voulu que ça arrive, je doute que quiconque aurait pu l’empêcher de prendre Callandor. Depuis, il a rétabli l’ordre au Cairhien, unifié Tear et l’Illian et sans doute arrondi les angles avec Andor.

— Sans oublier les Aiels qu’il s’est mis dans la poche, rappela Miyasi avant de se servir en noix.

Egwene la foudroya du regard.

— Personne ne s’est mis les Aiels dans la poche. Rand a gagné leur respect. À l’époque, j’étais à ses côtés.

Miyasi se pétrifia, la main à mi-chemin de l’assiette de noix. Se secouant, elle échappa au regard d’Egwene, saisit l’assiette et se radossa à son siège.

La brise souffla un peu plus fort, ébouriffant le lierre – qui, en ce printemps, ne reverdissait pas comme il l’aurait dû.

Egwene recommença à craquer des noix.

— On dirait bien, fit Ferane, que tu le laisserais semer le chaos à sa guise.

— Rand al’Thor est comme un fleuve. Tranquille à certains moments, et plus furieux que l’océan à d’autres. Ce qu’Elaida a tenté revient à essayer de faire passer le fleuve Manetherendrelle dans un canal de deux pieds de large. Attendre de bien connaître un homme n’est pas idiot, et ça n’a rien d’un signe de faiblesse. Agir sans informations, voilà le véritable crétinisme. Et la Tour Blanche mérite que l’océan ne se déchaîne pas contre elle…

— C’est possible, concéda Ferane. Mais tu ne m’as toujours pas dit comment tu gérerais la situation, une fois tes informations collectées.

Connue pour son tempérament de feu, Ferane parlait pourtant avec la froideur universellement répandue chez les sœurs blanches. Le ton d’une personne dévouée à la logique et ne tolérant pas d’interférence extérieure lorsqu’elle réfléchissait.

Ce n’était pas la meilleure approche possible du monde. Parce que les gens étaient bien plus complexes qu’un ensemble de statistiques et de règles. Il y avait un temps pour la logique, nul ne le niait, mais il en fallait un aussi pour les affects.

Rand était un problème qu’Egwene esquivait depuis toujours, histoire de s’occuper d’une difficulté à la fois. Mais prévoir longtemps à l’avance présentait aussi ses avantages. Si elle ne se préparait pas à être face au Dragon Réincarné, elle se retrouverait un jour dans d’aussi sales draps qu’Elaida.

Rand avait changé, depuis leur jeunesse. Mais le fond de sa personnalité devait être resté le même. Pendant qu’ils traversaient le désert des Aiels ensemble, elle avait vu plus d’une fois sa colère. Dans son enfance, cette rage ne s’était pas manifestée, mais elle devait être présente à l’arrière-plan. Son caractère, Rand ne l’avait pas développé en quelques semaines. Simplement, à Deux-Rivières, rien ne l’avait jamais bouleversé.

Pendant leur voyage, il était devenu chaque jour un peu plus dur. À cause de la pression qui l’écrasait, bien sûr. Mais que faire avec un homme pareil ? En toute franchise, Egwene n’en avait pas la première idée.

Mais cette conversation ne concernait pas vraiment Rand. Au contraire, Ferane tentait de déterminer quel genre de femme était Egwene.

— Rand se voit comme un empereur, dit la prisonnière. Et je suppose qu’il en est un, maintenant. S’il se sent tiré ou poussé dans une direction, il réagira très mal. Dans un deuxième temps, j’enverrais une délégation chargée de le couvrir d’honneurs.

— Quelque chose de somptueux ? demanda Ferane.

— Non, mais rien de miteux quand même… Trois Aes Sedai, en tout. Une grise comme chef, et une verte et une bleue pour l’assister. À cause d’anciennes associations, il voit les sœurs bleues d’un bon œil, et les vertes passent souvent pour l’opposé des rouges – une façon subtile de rappeler que nous voulons collaborer avec lui, et pas l’apaiser.

» La chef grise, c’est parce que Rand s’y attendra. De plus, il se dira que l’heure est aux pourparlers et pas aux coups en traître.

— Très logique, ce raisonnement, approuva Tesan.

Ferane ne fut pas si facile à convaincre.

— Par le passé, des délégations de ce genre ont échoué. Il me semble que celle d’Elaida était dirigée par une sœur grise.

— Certes, mais cette délégation avait un défaut fondamental.

— Lequel, Egwene ?

— Avoir été envoyée par une sœur rouge, bien entendu. (Contente d’elle, Egwene craqua une nouvelle noix.) J’ai du mal à voir l’intérêt de choisir une Chaire d’Amyrlin rouge à l’époque du Dragon Réincarné. N’est-ce pas une façon très sûre de générer de l’hostilité entre les deux ?

— On peut dire, au contraire, qu’il faut une sœur rouge, parce que son Ajah a pour mission de contrôler les hommes capables de canaliser.

— Entre « contrôler » et « guider », dit Egwene, il y a un monde de différence. Le Dragon Réincarné n’aurait pas dû être laissé dans la nature, mais depuis quand la Tour Blanche enlève-t-elle des gens pour les plier à sa volonté ? Ne sommes-nous pas connues comme des parangons de subtilité et de délicatesse ?

» Ne nous targuons-nous pas d’être capables d’influencer les gens en leur faisant croire qu’ils agissent de leur propre chef ? Dans l’histoire, quand avons-nous enfermé un roi dans une caisse pour le rouer de coups dès qu’on l’en sortait ? Et pourquoi, en des temps si cruciaux, avons-nous renoncé à notre finesse pour devenir de vulgaires brutes ?

Tandis que Ferane choisissait une noix, les deux autres sœurs se consultèrent du regard.

— Ce que tu dis n’est pas dépourvu de sens, fit enfin la représentante.

Egwene posa son casse-noix.

— Rand al’Thor est un brave homme, mais il a besoin d’être guidé. En ces temps, nous aurions dû être plus subtiles que jamais. Ainsi, il nous aurait fait confiance, privilégiant nos conseils. En l’écoutant, nous lui aurions démontré notre sagesse. Au contraire, nous l’avons traité comme un sale gosse. S’il en est un, il ne faut surtout pas qu’il sache que nous en avons conscience. À cause de nos gaffes, il a capturé des Aes Sedai et permis que d’autres soient liées à ses Asha’man.

Ferane se raidit.

— Ne mentionnons pas cette horreur.

— Pardon ? fit Tesan, choquée au point de porter une main à son cœur. (Certaines sœurs semblaient ne jamais s’intéresser à ce qui se passait autour d’elles.) Ferane ? Tu étais au courant ?

La représentante ne répondit pas.

— J’ai entendu des rumeurs, dit Miyasi. Si c’est vrai, il faudra faire quelque chose.

— Exact, approuva Egwene. Hélas, pour le moment, nous ne pouvons pas nous concentrer sur al’Thor.

— Pourtant, grinça Tesan, c’est lui le plus grand problème du monde. Il faut s’en occuper en priorité.

— Non, il y a d’autres urgences.