Incroyablement, Ferane rendit son salut à la prisonnière.
— Si tu optes un jour pour l’Ajah Blanc, dit-elle, sache que tu seras bienvenue parmi nous, Egwene al’Vere. Pour quelqu’un de si jeune, tu as fait montre d’une remarquable logique.
Egwene étouffa un sourire. Quatre jours plus tôt, Bennae Nasald lui avait proposé une place au sein de l’Ajah Marron, et Suana lui avait vanté les mérites du Jaune. Presque de quoi la faire changer d’avis – parce qu’elle était très en colère contre le Vert, en ce moment.
— Merci, dit-elle. Mais n’oublie pas que la Chaire d’Amyrlin doit représenter tous les Ajah. Cela dit, j’ai beaucoup apprécié notre conversation. J’espère vous revoir très bientôt…
Sur ces mots, Egwene se retira, non sans avoir adressé un grand sourire au Champion de Ferane, un costaud aux jambes arquées qui montait la garde devant le balcon. De très bonne humeur, elle continua à sourire jusqu’à ce qu’elle sorte des quartiers de l’Ajah Blanc et découvre que Katerine l’attendait dans le couloir.
La sœur rouge ne comptait pas parmi les deux qu’on avait affectées à sa surveillance ce jour-là. Cela dit, depuis le départ de la Gardienne, chargée d’une mystérieuse mission, on murmurait qu’Elaida se reposait de plus en plus sur Katerine.
Cette dernière souriait, ce qui n’était jamais bon signe.
— Tiens, dit-elle en tendant à Egwene un gobelet rempli d’un liquide très clair.
La dose de fourche-racine de l’après-midi. Avec une grimace, Egwene la but, puis elle s’essuya la bouche d’un revers de la main et reprit son chemin.
— Où crois-tu aller comme ça ? demanda Katerine.
La jubilation, dans son ton, incita Egwene à se retourner.
— Mon cours suivant…
— Tu n’auras plus de cours, dit Katerine. En tout cas, pas comme ceux que tu suivais jusque-là. Tout le monde s’accorde à dire que tu es très douée en matière de tissages, pour une novice.
Egwene plissa le front. Allait-on de nouveau la nommer Acceptée ? Elle doutait qu’Elaida lui laisse plus de liberté, et elle passait peu de temps dans sa cellule. Du coup, avoir un plus grand espace vital ne changerait pas grand-chose.
— Ce que tu dois apprendre, dit Katerine en jouant avec les franges de son châle, c’est l’humilité. La Chaire d’Amyrlin a été informée que tu refuses de t’incliner devant les sœurs. À ses yeux, c’est l’ultime symbole de ton caractère rétif. En conséquence, tu suivras un nouveau type de formation.
Egwene eut un frisson glacé.
— Quel type de formation ?
— Des corvées et du labeur.
— Des corvées, j’en fais déjà, comme toutes les novices.
— Tu m’as mal comprise, siffla Katerine. À partir de maintenant, tu feras exclusivement des corvées. À présent, file, parce qu’on t’attend aux cuisines, où tu travailleras tous les après-midi. Le soir, tu briqueras les sols. Et le matin, tu t’occuperas des jardins. Voilà ce que sera ta vie. Chaque jour, ces trois activités. Quinze heures de labeur, jusqu’à ce que tu renonces à ta fierté et consentes à t’incliner comme il convient.
La fin du peu de liberté qu’avait Egwene… Katerine en avait les yeux brillants de joie.
— Je vois que tu comprends…, fit-elle. Plus de visites chez des sœurs pour « apprendre » des tissages que tu connais déjà par cœur. Fini la paresse ! Devant toi s’ouvre l’ère du travail. Qu’en penses-tu ?
Cet aspect-là ne dérangeait pas Egwene. Des corvées, elle en abattait tous les jours, et ça ne la tuait pas. En revanche, ne plus avoir de contact avec les sœurs la dévasterait. Dans ces conditions, comment réunifier la tour ?
Un désastre…
Serrant les dents, elle resta impassible et soutint le regard de Katerine.
— Très bien. Mettons-nous en route.
La sœur rouge en cilla de surprise. À l’évidence, elle s’attendait à un esclandre, ou au moins à quelque résistance. Mais ce n’était pas le moment…
Tournant le dos au quartier de l’Ajah Blanc, la prisonnière se dirigea vers les cuisines. Pas question de montrer à quel point la punition faisait mouche.
Tandis qu’elle arpentait les longs couloirs sinueux éclairés à intervalles réguliers par des lampes murales qui évoquaient vaguement des têtes de serpent en feu, elle tenta de se reprendre. Cette épreuve, elle devait pouvoir la surmonter. Oui, elle s’en sortirait ! Ces femmes ne la briseraient pas.
Devait-elle travailler quelques jours puis faire mine d’être soumise ? Lui faudrait-il s’incliner, comme Elaida l’exigeait ? Ce n’était pas si difficile que ça. Quelques révérences, et elle pourrait recommencer son travail de sape.
Non, ça signerait ma fin… Une seule courbette, et j’aurai perdu la partie.
En abandonnant, elle prouverait à Elaida qu’il était possible de la mater. Du coup, s’incliner serait le premier pas vers le néant. Très vite, Elaida déciderait qu’elle devait se montrer déférente envers les sœurs. Pour l’y contraindre, elle la renverrait au travail. Une nouvelle défaite en entraînerait une autre, et très vite, la prisonnière aurait perdu toute sa crédibilité. Peu à peu, on ne la considérerait plus que comme la fille qui nettoie les couloirs.
Pas question de céder. Les coups ne l’avaient pas brisée, et les corvées n’y parviendraient pas non plus.
Après trois heures à trimer dans les cuisines, l’humeur d’Egwene vira nettement au maussade. Dès son arrivée, Laras lui avait ordonné de nettoyer la cheminée principale. Une tâche salissante, désagréable et qui n’incitait pas à la réflexion.
De toute façon, il n’y avait guère d’issues à sa situation…
Assise sur les talons, Egwene s’essuya le front avec une main couverte de suie. Par bonheur, un mouchoir humide protégeait son nez et sa bouche, lui épargnant d’inhaler trop de suie. Étouffant à demi sous ce masque, elle transpirait à grosses gouttes – des gouttes noires elles aussi, à cause de la suie. Et cette odeur de graisse brûlée et rebrûlée sans cesse…
L’énorme structure en brique était assez large pour que la prisonnière puisse ramper à l’intérieur. Exactement ce qu’on exigeait d’Egwene, chargée de ramoner la cheminée afin qu’elle ne se bouche pas – et pour éviter que les excès de suie se détachent et tombent sur la nourriture.
Dans le réfectoire, Katerine et Lirene bavardaient gaiement. Très régulièrement, elles passaient la tête par la porte pour voir où en était leur victime. Mais le vrai garde-chiourme d’Egwene, c’était Laras, qui nettoyait des casseroles à l’autre bout de la pièce.
Pour travailler, Egwene avait changé de tenue, enfilant une robe jadis blanche que les novices se refilaient lorsqu’elles étaient de corvée de ramonage. Même si on le lavait dix fois, le vêtement ne retrouverait pas sa couleur d’origine, parce que les cendres s’étaient incrustées dans les fibres.
Après s’être massé les reins, Egwene se remit en position et rampa de nouveau dans la crasse. Avec un petit grattoir, elle fignolait le travail, retirant des quantités de suie qu’elle stockait dans des seaux de cuivre presque aussi noirs que les briques. Au début, elle avait dû utiliser ses mains pour ramener à elle des montagnes de cendres. Noirs comme du charbon, ses ongles redeviendraient-ils un jour normaux, même en les brossant frénétiquement ?
En feu, ses genoux lui faisaient un mal de chien. De quoi oublier un peu son postérieur douloureux après la coutumière séance dans le bureau de Silviana.
Elle continua pourtant, les yeux plissés pour mieux voir à la chiche lumière de la lanterne posée dans un coin. Pour gratter plus vite, elle aurait pu recourir au Pouvoir, mais les harpies rouges l’auraient sûrement senti. De plus, la dose de fourche-racine, plus forte que d’habitude, la laissait presque incapable de canaliser. Pire encore, à moitié groggy, elle travaillait avec une lenteur exaspérante.