Ce serait ça, son existence, désormais ? Dans une cheminée, nettoyer des briques que personne ne voyait. Coupée à jamais du monde…
Comment défier Elaida, si toutes les sœurs finissaient par l’oublier ?
Elle toussa et le son se répercuta sinistrement dans la cheminée.
Egwene avait besoin d’un plan ! Le seul qui tenait la route reposait sur les sœurs chargées de débusquer l’Ajah Noir. Mais comment les contacter ? Sans l’alibi des leçons, elle n’aurait plus aucune raison d’entrer dans le fief des différents Ajah. En conséquence, plus moyen d’échapper à ses geôlières rouges.
Pendant ses heures de travail, pouvait-elle s’éclipser ? Si elle se faisait prendre, ça aggraverait encore sa situation.
Certes, mais elle ne pouvait pas se consacrer au ménage et au jardinage. Alors que l’Ultime Bataille approchait, le Dragon Réincarné en liberté dans la nature, la véritable Chaire d’Amyrlin ramonait des cheminées !
Furieuse, elle racla plus fort la suie, qui avait fini par colorer les briques d’une manière irréversible. Nettoyer vraiment était une vue de l’esprit. L’essentiel était d’éviter que de la crasse se détache et souille la nourriture.
Sur les briques patinées, Egwene aperçut une ombre qui se déplaçait juste à l’extérieur de la cheminée. D’instinct, elle voulut s’unir à la Source, mais elle ne la trouva pas, l’esprit embrumé par la fourche-racine.
Pourtant, il y avait bien quelqu’un devant la cheminée.
Egwene prit son grattoir d’une seule main, saisit la brosse qu’elle avait posée à côté d’elle, et se retourna vivement.
L’espion qui l’observait, c’était Laras, accroupie devant la cheminée, son tablier blanc lui aussi souillé de suie. La Maîtresse des Cuisines avait changé depuis leur rencontre. Ses traits accusaient le passage des ans, ses cheveux grisonnaient et des rides s’accumulaient au coin de ses yeux. Accroupie comme elle l’était, son double menton en devenait triple, voire quadruple, et ses mains boudinées avaient du mal à s’accrocher à l’encadrement de la cheminée.
Egwene se détendit un peu. Pourquoi aurait-elle juré que quelqu’un cherchait à la prendre par surprise ? C’était seulement Laras, venue voir où elle en était.
Mais pourquoi tant de furtivité ?
Après avoir regardé à droite et à gauche, Laras plaqua un index sur ses lèvres. Aussitôt, Egwene s’inquiéta de nouveau. Que se passait-il donc ?
La cuisinière recula et fit signe à la prisonnière de venir la rejoindre. Sur la pointe des pieds, Laras se déplaçait plus silencieusement qu’Egwene l’aurait cru possible.
Des aides-cuisinières et des filles de cuisine s’affairaient dans la salle, mais aucune n’était visible. Sortant de la cheminée, Egwene glissa le grattoir à sa ceinture puis s’essuya les mains sur la robe commune. Ensuite, elle retira son masque et inspira de l’air presque frais.
Quand elle expira bruyamment, Laras la foudroya du regard et plaqua de nouveau un index sur ses lèvres.
Egwene hocha la tête puis emboîta le pas à la grosse femme, qui traversa la salle et la fit entrer dans un garde-manger où flottait l’odeur du fromage en train de vieillir et du grain en cours de séchage.
Laras poussa quelques sacs et souleva une trappe de bois recouverte de carreaux pour ne pas être visible. Dessous, Egwene découvrit une petite pièce aux murs de roche brute – de taille à abriter une personne, à condition qu’elle ne soit pas trop grande.
— Tu attendras la nuit ici, souffla Laras. Je ne peux pas te faire partir maintenant, à une heure où la tour grouille de monde. Mais les ordures, on les sort tard, et tu te mêleras aux filles qui s’en occupent. Un type qui travaille sur les quais te conduira jusqu’à une barque puis te fera traverser le fleuve. Parmi les sentinelles, j’ai quelques amis qui regarderont délibérément ailleurs. Une fois de l’autre côté, ce sera à toi de te débrouiller. Entre nous, je te déconseille de retourner chez les crétines qui ont fait de toi leur marionnette. Trouve une cachette, attends que tout soit terminé, et reviens voir si la nouvelle dirigeante veut de toi. Au train où vont les choses, ça ne risque pas d’être Elaida.
Egwene en cilla de stupeur.
— Allons, entre là-dedans !
— Je…
— Ce n’est pas le moment de bavasser ! s’écria Laras, comme si elle n’avait pas tenu le crachoir toute seule.
Très nerveuse, elle regardait sans cesse autour d’elle et tapait du pied. Mais à l’évidence, ce n’était pas la première fois qu’elle faisait ça. Pourquoi une simple cuisinière était-elle si organisée, avec un plan parfait pour exfiltrer quelqu’un d’une ville assiégée ? Et pourquoi avoir une telle cachette dans ses cuisines ? D’ailleurs, comment l’avait-elle aménagée ?
— Ne t’inquiète pas pour moi, dit la cuisinière. Je suis assez grande pour me débrouiller seule. Je tiendrai tout le personnel loin de l’endroit où tu es censée travailler. Les Aes Sedai s’assurent que tu trimes environ toutes les demi-heures. Elles viennent de le faire, et la prochaine fois, dans un moment, je jouerai les idiotes. Tout le monde pensera que tu t’es éclipsée des cuisines. Dès que tu seras hors de la ville, il ne pourra plus rien t’arriver.
— D’accord, réussit à dire Egwene, mais pourquoi faites-vous ça ?
Après avoir aidé Siuan et Min, on aurait pu croire que Laras n’aurait plus envie de se mouiller.
Elle regarda Egwene avec dans les yeux une détermination que n’aurait pas reniée une Aes Sedai. Sans nul doute, la prisonnière l’avait toujours sous-estimée. Qui était-elle en réalité ?
— Je ne serai pas complice de la destruction d’une jeune femme, lâcha la Maîtresse des Cuisines. Ces punitions sont une honte. Imbéciles d’Aes Sedai ! Je les sers loyalement depuis des lustres, et voilà qu’elles m’ordonnent de t’accabler de travail jusqu’à ce que tu ne tiennes plus debout. Je sais faire la différence entre une formation et de la torture pure et simple. Dans ma cuisine, on ne fera jamais ça ! Que la Lumière brûle Elaida, qui en a eu l’idée ! Qu’on t’exécute ou qu’on te rétrograde au statut de novice, je n’en ai rien à faire. Mais on ne brise pas un être humain !
Laras plaqua les poings sur ses hanches, d’où s’éleva un discret nuage de farine.
Bizarrement, Egwene réfléchit à l’occasion qui s’offrait à elle. Elle avait refusé l’offre de secours de Siuan, mais si elle filait maintenant, elle reviendrait au camp en s’étant libérée toute seule. Un bien meilleur point pour son image que si on l’avait sauvée. En acceptant, elle échapperait aux séances de torture, à la fourche-racine, à…
D’accord, mais pour quoi faire ? S’asseoir et regarder la tour s’écrouler ?
— Non, Laras. Ta proposition est généreuse, mais je ne peux pas l’accepter. Désolée.
— Bon sang, écoute-moi…
— Laras, nul n’a le droit de parler ainsi à une Aes Sedai, même la Maîtresse des Cuisines.
— Pauvre idiote ! Tu n’es pas une sœur…
— Quoi que tu en penses, je ne peux pas partir. Sauf si tu comptes me faire entrer de force dans ton trou – bâillonnée et ligotée – puis m’escorter en personne de l’autre côté du fleuve, oublie tout ça. Et laisse-moi retourner au travail.
— Pourquoi ?
— Parce que quelqu’un doit combattre Elaida.
— En ramonant les cheminées ?
— Chaque jour est une bataille. Tant que je refuserai de céder, l’espoir survivra. Même si Elaida et ses brutes rouges sont les seules à le comprendre, c’est très important. Pas capital, hélas, mais bien mieux que ce que je pourrais faire de l’extérieur. Allons, hors d’ici ! J’ai encore deux heures à trimer.
Egwene sortit et se dirigea vers sa cheminée. À contrecœur, Laras referma la trappe et l’imita. Désormais, elle faisait plus de bruit en marchant, frôlant à l’occasion les tables. C’était surprenant, cette aptitude au silence quand ça s’imposait…