Très mince, les bras étiques et le visage anguleux, la sœur marron semblait faite d’un assemblage de brindilles sèches. Pensive, elle dévisagea son hôtesse.
— Dis-moi, Shevan, insistes-tu toujours pour que nous négociions avec les renégates ?
— Les Aes Sedai doivent avoir une chance de se réconcilier.
— Cette chance, elles l’ont eue ! Franchement, de la part d’une sœur marron, je m’attendais à mieux. Tu te comportes comme une anguille, sans sembler comprendre comment fonctionne le monde réel. Enfin, même Meidani est d’accord avec moi. Pourtant, c’est une sœur grise, et vous savez comment sont ces femmes !
Shevan se détourna, l’air encore plus mal à l’aise qu’avant. Pourquoi cette invitation, si Elaida entendait insulter les représentantes et leur Ajah ?
Sous l’œil attentif d’Egwene, Elaida se tourna vers Ferane et se plaignit auprès d’elle du comportement de Rubinde, la représentante verte qui refusait aussi d’abandonner les pourparlers.
En jacassant, l’usurpatrice leva sa coupe afin qu’Egwene la remplisse. Même s’il manquait très peu de vin, la prisonnière s’exécuta. Les invitées l’avaient déjà vue travailler. D’ailleurs, ne venait-elle pas de craquer des noix pour Ferane ? Sauf si Elaida réussissait à l’humilier, servir le vin ne nuirait pas à sa réputation.
Mais quel était l’objectif de ce dîner ? À première vue, Elaida n’avait aucune intention de rassembler les Ajah. Au contraire, en démolissant toute sœur qui n’était pas d’accord avec ses positions, elle exacerbait les divergences.
Pas très souvent, elle tendit sa coupe à la prisonnière après avoir bu une gorgée ou deux.
Peu à peu, Egwene comprit ce qui se passait. Ce dîner n’avait pas pour but d’apaiser les Ajah, mais de contraindre les représentantes à faire ce qui arrangeait leur dirigeante. Et la captive était un animal de foire qu’il fallait à tout prix montrer.
Une preuve de la toute-puissance d’Elaida. Qui d’autre aurait pu enlever une Chaire d’Amyrlin – même illégitime –, la retransformer en novice et l’envoyer plusieurs fois par jour dans le bureau de Silviana ?
Egwene sentit qu’elle bouillait de rage. Pourquoi Elaida réussissait-elle toujours à la faire sortir de ses gonds ?
L’entrée desservie, les domestiques apportèrent de belles assiettes de carottes au beurre d’où montait une très légère odeur de cannelle. Même si elle n’avait pas mangé, Egwene était bien trop énervée pour avoir faim.
Non, pensa-t-elle. Ça ne finira pas en queue de poisson, comme la première fois. Ce coup-ci, je résisterai. Je suis plus forte qu’Elaida. Plus puissante que sa folie !
La conversation continua, Elaida multipliant les commentaires injurieux envers ses invitées. Parfois délibérément, et à d’autres occasions parce qu’elle paraissait incapable de se comporter autrement.
Pour se défendre, les représentantes changèrent de sujet, délaissant les renégates pour évoquer le ciel étrangement couvert. Enfin, Shevan fit allusion à une rumeur : très loin dans le Sud, des Seanchaniens et des Aiels s’étaient alliés…
— Encore ces Seanchaniens ? s’écria Elaida. Ne t’inquiète donc pas à leur sujet.
— Mes sources disent plutôt le contraire, Mère, insista Shevan. Selon moi, nous devons suivre de près tout ce qu’ils font. Certaines de mes sœurs ont interrogé cette novice sur ce qu’elle a vécu entre leurs mains. Tu devrais l’entendre parler de ce qu’ils infligent aux Aes Sedai.
Elaida eut un rire de gorge.
— Cette novice, tu le sais bien, est encline à exagérer. Ma fille, as-tu répandu tes mensonges pour ton ami, le crétin appelé al’Thor ? Que t’a-t-il ordonné de dire sur les envahisseurs ? Ils travaillent pour lui, pas vrai ?
Egwene ne daigna pas répondre.
— Parle ! ordonna Elaida. Avoue à ces femmes que tu mens comme tu respires. Confesse-toi, ou je t’enverrai encore dans le bureau de Silviana, petite sotte !
Se taire et recevoir des coups était cent fois préférable à éveiller la rage d’Elaida en la contredisant. Le silence, en cet instant, serait le premier pas sur le chemin de la victoire.
Pourtant, quand Egwene fit du regard le tour de la table, elle vit que cinq paires d’yeux la scrutaient. Des yeux interrogateurs. En privé, la prisonnière avait parlé sans détours, mais recommencerait-elle face à la femme la plus puissante du monde ? Une dirigeante qui tenait sa vie entre ses mains ?
En d’autres termes, Egwene al’Vere était-elle la véritable Chaire d’Amyrlin, ou une gamine qui faisait semblant ?
Que la Lumière te brûle, Elaida ! pensa-t-elle.
Elle s’était trompée. Devant cette assemblée, le silence ne la mènerait à rien.
Accroche-toi, Elaida, parce que la suite ne va pas te plaire !
— Les Seanchaniens ne travaillent pas pour Rand, lâcha Egwene. Et ils sont un grave danger pour la Tour Blanche. Mentir, moi ? En aucune façon. Le prétendre pour me défausser reviendrait à trahir les Trois Serments.
— Tu n’as pas prêté les Trois Serments, lâcha Elaida, méprisante.
— Si, riposta Egwene. Pas sur le Bâton, mais ça ne change rien à ma sincérité. Dans mon cœur, j’ai prononcé ces mots, et je les chéris d’autant plus que rien d’extérieur ne me contraint à leur être fidèle. Sur ces Serments qui m’engagent, je te le répète : je suis une Rêveuse, et en rêve, j’ai vu que les Seanchaniens attaqueront la Tour Blanche.
Les yeux d’Elaida lancèrent des éclairs et elle serra sa fourchette au point que ses phalanges en blanchirent. Alors qu’Egwene soutenait son regard, l’usurpatrice éclata de rire.
— Une tête de mule, comme toujours ! Je dirai à Katerine qu’elle ne s’était pas trompée… Pour tes affabulations, tu seras punie, ma fille…
— Ces femmes savent que je ne mens jamais, affirma Egwene. Chaque fois que tu m’en accuses, tu te déprécies à leurs yeux. Même si tu ne crois pas à mes Rêves, tu dois reconnaître que les Seanchaniens sont une menace. Avec une étrange sorte de ter’angreal, ils mettent en laisse les femmes capables de canaliser et les utilisent comme des armes. J’ai porté leur collier autour du cou. Dans mes cauchemars, il m’arrive de le sentir encore.
Personne n’émit de commentaires. Sauf Elaida, bien entendu.
— Tu es une imbécile, ma fille !
Une façon de se convaincre elle-même que les propos d’Egwene n’avaient aucun poids. Si elle avait sondé le visage des autres sœurs, elle aurait vu qu’elle se trompait.
— Bien, tu ne me laisses pas le choix… Tu vas t’agenouiller devant moi et implorer mon pardon. Sur-le-champ ! Sinon, je te ferai mettre à l’isolement. C’est ce que tu veux ? Mais n’imagine pas que les coups cesseront. Plusieurs fois par jour, tu iras voir Silviana, puis on te ramènera dans ton trou. Allons, à genoux, et demande-moi pardon.
Les représentantes se regardèrent en silence.
Impossible de revenir en arrière… Egwene aurait voulu ne pas en arriver là, mais c’était fait. Elaida cherchait la bagarre, et elle la trouverait !
— Et si je refuse ? Qu’arrivera-t-il ?
— Tu te prosterneras, d’une façon ou d’une autre.
Elaida s’unit à la Source.
— Tu te servirais du Pouvoir contre moi ? demanda Egwene, très calme. Dois-tu t’abaisser ainsi ? Sans le saidar, n’as-tu aucune autorité ?
— Il entre dans mes prérogatives d’imposer la discipline à une novice arrogante.
— Tu entends me forcer à obéir ? C’est le sort que tu réserves à toutes les sœurs ? Quand un Ajah s’oppose à toi, tu l’abolis. Une femme te déplaît, et tu la prives de son châle. À ce rythme, ici, tout le monde sera bientôt à genoux !