D’un geste, Cadsuane indiqua à la servante qu’elle pouvait entrer.
Quelques instants plus tard, un bruit sourd indiqua que le plateau venait de s’écraser sur le sol. Alarmée, Cadsuane se leva, s’unit au saidar et bondit vers la porte.
La voix de Semirhage la dissuada d’entrer.
— Pas question que j’avale ça, lâcha la Rejetée, toujours très calme. J’en ai assez de ta bouillie infâme ! Débrouille-toi pour m’apporter un repas convenable.
— Si nous le faisons, dit Sarene, saisissant l’occasion au vol, répondras-tu à nos questions ?
— Peut-être… On verra de quelle humeur je serai…
Dans le silence qui suivit, Cadsuane regarda les autres sœurs présentes dans le couloir. Comme elle, toutes s’étaient levées en entendant le bruit.
La légende leur fit signe de se rasseoir.
— Va lui chercher autre chose, dit Sarene à la servante. Et envoie quelqu’un qui nettoiera ce gâchis.
La servante sortit et referma derrière elle.
— La question suivante, reprit Sarene, décidera de ce que tu pourras manger ou non.
Malgré la fermeté de son ton, Cadsuane ne rata pas une certaine précipitation dans le débit de la sœur. La chute du plateau l’avait déstabilisée.
Toutes les sœurs étaient sur les nerfs face à la Rejetée. Sans faire montre de révérence, elles la traitaient avec ce qui s’apparentait à du respect. Comment aurait-il pu en être autrement ? Cette femme aussi était une légende. En présence d’une telle créature – une des plus diaboliques qui eussent arpenté le monde –, on ne pouvait pas ne pas être en partie subjuguée…
En partie subjuguée…
— Voilà notre erreur ! murmura Cadsuane.
Clignant des yeux, elle ouvrit la porte et entra dans la salle.
Semirhage était debout au milieu. Des flux d’Air la saucissonnaient, sûrement tissés au moment où elle avait laissé tomber son plateau. À ses pieds, le jus des haricots s’infiltrait entre les planches disjointes du parquet.
Simple remise à l’origine, la pièce sans fenêtres avait été reconvertie en « cellule » pour accueillir et retenir la Rejetée.
Son beau visage encadré de nattes piquées de perles, Sarene, assise dans un fauteuil face à la captive, sursauta à cause de l’intrusion de Cadsuane. Dans un coin, Vitalien, son Champion aux épaules carrées, affichait son air maussade habituel.
Sa tête n’étant pas immobilisée, Semirhage tourna les yeux vers Cadsuane.
Une fois entrée, la légende ne pouvait plus se dérober. Qu’elle le veuille ou non, elle allait devoir affronter la Rejetée. Par bonheur, ce qu’elle mijotait n’exigeait pas beaucoup de subtilité. En fait, tout se résumait à une seule question. Si elle avait voulu se briser, comment s’y serait-elle prise ?
Le problème ainsi posé, la solution devenait enfantine.
— Je vois, fit Cadsuane d’un ton presque nonchalant. Cette sale gosse refuse encore de manger. Sarene, dissipe tes tissages.
Semirhage fronça les sourcils puis ouvrit la bouche pour lâcher un de ses sarcasmes, mais Cadsuane la saisit par les cheveux et, d’un croc-en-jambe, la fit basculer sur le sol.
Pour obtenir ce résultat, elle aurait pu utiliser le Pouvoir, mais son instinct lui avait soufflé de recourir à une méthode plus directe. Même si elle doutait d’en avoir besoin, elle prépara quelques tissages…
Bien que grande, la Rejetée était d’une constitution plutôt frêle. Cadsuane, elle, avait des muscles. De plus, Semirhage semblait troublée qu’on la traite si cavalièrement.
Un genou entre les omoplates de la prisonnière, Cadsuane la força à plonger le nez dans la nourriture étalée sur le sol.
— Mange ! ordonna-t-elle. Je déteste qu’on gaspille les bonnes choses. Surtout par des temps si difficiles.
Semirhage éructa quelques phrases. Sans comprendre un traître mot, Cadsuane supposa que c’étaient des injures ou des malédictions trop anciennes pour qu’elle les connaisse.
La Rejetée ne tarda pas à se taire et à cesser de gigoter. Une attitude que la légende aurait aussi adoptée, pour ne pas salir son image. Même en captivité, Semirhage gardait un certain pouvoir parce qu’elle inspirait de la peur et du respect à ses geôlières. En d’autres termes, elle les subjuguait. En bien, Cadsuane allait changer ça !
— Ton siège, je te prie, dit-elle à Sarene.
La sœur blanche se leva, l’air… choquée. Dans les limites fixées par al’Thor, ses collègues et elle avaient recouru à toutes les mesures coercitives possibles, mais sans jamais mépriser la prisonnière. Car enfin, c’était une femme avec qui il fallait compter et une ennemie redoutable.
Une façon de faire qui flattait l’ego de la Rejetée.
— Alors, tu bouffes, oui ou non ?
— Je te tuerai, lâcha Semirhage, toujours très calme. Avant toutes les autres. Je veux qu’elles t’entendent crier.
— Je vois… Sarene, va dire aux sœurs qui sont dehors de nous rejoindre. Au bout du couloir, j’ai vu des serviteurs faire le ménage dans une chambre. Invite-les à se joindre à nous.
Sarene acquiesça et sortit en trombe.
Une fois assise, Cadsuane tissa quelques flux d’Air et força Semirhage à se relever.
Passant la tête par la porte, Elza et Erian balayèrent la pièce du regard. Puis elles entrèrent, suivies par Sarene. Quelques instants plus tard, Daigian arriva avec cinq serviteurs. Trois jolies Domani en tablier blanc, un valet et un grand type efflanqué aux doigts tachés de marron à force de passer du vernis sur les meubles.
Un public parfait.
Dès que tout le monde fut là, Cadsuane utilisa ses flux d’Air pour forcer Semirhage à se plier en deux sur ses genoux. Puis elle lui flanqua une fessée.
Au début, la Rejetée resta digne. Très vite, elle jura comme un charretier. Enfin, elle se répandit en menaces.
Cadsuane continua alors que ses mains commençaient à lui faire mal. Bientôt, les imprécations de sa victime devinrent des cris d’outrage et de douleur.
La servante à la taille de guêpe revint avec un plateau, ajoutant à l’humiliation de Semirhage.
— Maintenant, dit Cadsuane entre deux cris de la Rejetée, tu veux bien manger ?
— Je trouverai tous les gens que tu aimes, et je les forcerai à se dévorer les uns les autres devant tes yeux. Je…
Cadsuane recommença à frapper. Dans la petite pièce, les spectateurs suivaient la scène en silence. Soudain, Semirhage se mit à pleurer – pas de douleur, mais de honte.
C’était la clé ! Semirhage ne redoutait pas la souffrance et elle se contrefichait de la persuasion. Mais détruire son image, comment imaginer une pire punition ?
Dans la même situation, la remarque aurait valu pour Cadsuane.
Après quelques minutes, elle cessa de frapper et dissipa les tissages qui immobilisaient Semirhage.
— Alors, tu manges ?
— Je…
Cadsuane leva une main.
Semirhage se jeta à plat ventre et entreprit de « laper » les carottes et les haricots.
— C’est une simple femme, dit Cadsuane à son public. Quelqu’un comme vous et moi. Elle détient des secrets, mais n’importe quel jeune garçon peut en avoir aussi et refuser de les révéler. N’oubliez jamais ça.
Cadsuane se leva et se dirigea vers la porte. Au passage, elle s’arrêta près de Sarene, qui regardait le spectacle avec des yeux ronds.
— Je ne saurais trop te conseiller d’avoir une brosse à cheveux sur toi. Tu auras moins mal aux mains.
— Compris, Cadsuane Sedai.
Et maintenant, pensa la légende en sortant, il est temps de m’occuper d’al’Thor !