— Seigneur, dit Grady en passant une main sur son front parcheminé, j’ai peur que tu ne comprennes pas.
— Dans ce cas, explique-moi ! s’agaça Perrin.
Au sommet d’une colline, il observait la masse compacte des réfugiés et des soldats qui montaient le camp. Un ensemble délirant de tentes de toutes les formes et de toutes les couleurs – l’exact reflet des âmes dont le jeune homme avait la responsabilité.
Les Shaido, comme il avait espéré, ne s’étaient pas lancés dans une infernale poursuite. Après le départ de Perrin et de ses « troupes », ils avaient investi la ville, selon les éclaireurs.
Une bonne nouvelle, ça. Quoi qu’il arrive, Perrin aurait un répit pour reposer ses gens, continuer à s’éloigner et, si possible, recourir à des portails pour évacuer la plus grande partie des réfugiés.
Un sacré morceau à avaler, cela dit. Des milliers et des milliers de personnes – un cauchemar à gérer et à organiser. Ces derniers jours, le jeune seigneur avait eu droit à un incessant défilé de plaignants, de mécontents, d’indignés et de râleurs. Sans oublier les multiples documents à faire établir puis à signer. Où Balwer dénichait-il tant de feuilles ?
Bizarrement, la paperasserie rassurait les gens, tout contents de repartir avec un jugement dûment écrit et officialisé. Selon Balwer, Perrin avait urgemment besoin d’un sceau.
Toute cette activité avait distrait Perrin, qui ne s’en plaignait pas. Mais il ne pourrait pas garder la tête dans le sable beaucoup plus longtemps. Qu’il fasse l’autruche ou non, Rand le poussait à marcher vers le nord. Car il devait être présent lors de l’Ultime Bataille. Rien d’autre ne comptait.
Certes, mais sa tendance à se concentrer sur un seul objectif – en ignorant tout le reste – lui avait valu bien des ennuis lors de sa quête de Faile. Désormais, il allait devoir trouver un équilibre. Par exemple, en décidant s’il voulait ou non commander ces soldats, dans la vallée. Et en faisant la paix avec le loup qui vivait en lui – un fauve qui se déchaînait lorsqu’il déboulait sur un champ de bataille.
Avant tout ça, il devait ramener les réfugiés chez eux. Et ce n’était pas un jeu d’enfant.
— Tu as eu le temps de te reposer, Grady.
— La fatigue est loin d’être la seule difficulté, seigneur. Même si, pour être franc, je me sens capable de dormir une semaine d’affilée.
Grady semblait vraiment épuisé. Avec son visage de fermier et le caractère qui allait avec, ce type était pourtant un roc. À l’inverse de bien des nobles que connaissait Perrin, il ne reculait devant rien pour faire son devoir. Mais comme tout un chacun, il avait ses limites. Qu’éprouvait un homme contraint de canaliser autant ?
Des poches sous les yeux, Grady était blafard, alors qu’il avait à l’origine le teint hâlé. Et malgré son âge pas du tout canonique, ses cheveux grisonnaient.
Je l’ai poussé trop loin… Même chose pour Neald.
Un autre effet d’un caractère obsessionnel, comme Perrin commençait à s’en apercevoir. Il fallait ajouter ce qu’il avait fait à Aram, et la façon dont il avait laissé ses hommes sans chef…
Je dois rectifier ça. Trouver un moyen de jongler avec tout en même temps…
S’il n’y parvenait pas, il risquait de ne pas survivre jusqu’à l’Ultime Bataille.
— Le problème, il est dans la vallée, seigneur…
Grady balaya le camp du regard. Chaque faction – les lanciers de Mayene, les hommes d’Alliandre, les gars de Deux-Rivières, les Aiels et les réfugiés d’une kyrielle de villes – campait dans son coin.
— Il y a au moins cent mille personnes à ramener chez elles. Cela dit, certaines refuseront, parce qu’elles se sentent plus en sécurité avec toi.
— Ces gens doivent se ressaisir. Leur place est auprès de leur famille.
— Et ceux dont le foyer est dans un pays dominé par les Seanchaniens ? Avant l’invasion, tous auraient été ravis de retourner chez eux… Mais à présent… Eh bien, ils préfèrent rester là où il y a de quoi manger et quelqu’un pour les protéger.
— On peut au moins faire Voyager ceux qui veulent partir. Sans eux, nous avancerons plus vite.
Grady secoua la tête.
— C’est le problème, seigneur. Balwer, ton secrétaire, a fait le compte. Je ne peux pas ouvrir un portail assez grand pour que plus de deux hommes le franchissent de front. S’il faut une seconde par passage… Eh bien, le transfert prendra des heures et des heures. Balwer ne m’a pas précisé le chiffre, mais il parle de plusieurs jours – en précisant que ses estimations sont sans doute trop optimistes. Dans mon état, je peux maintenir un portail ouvert pendant une heure – et encore.
Perrin serra les dents. Il demanderait les chiffres à Balwer, mais quelque chose lui disait qu’ils étaient justes.
— On continue à avancer vers le nord, dans ce cas. Chaque jour, Neald et toi vous ouvrirez des portails pour renvoyer chez eux une partie des gens. Mais ne vous videz pas de vos forces.
Les yeux enfoncés dans leurs orbites, Grady acquiesça.
Au fond, il vaudrait peut-être mieux attendre quelques jours avant de lancer le processus.
Dès que Perrin lui eut fait signe qu’il pouvait se retirer, Grady s’en retourna vers le camp. Son seigneur resta où il était, observant les préparatifs du dîner. Les chariots des cuisiniers étaient rangés au milieu du camp, avec des provisions qui seraient épuisées avant que la colonne ait atteint Andor. Ou fallait-il plutôt se diriger vers le Cairhien ? C’était là que Perrin avait vu Rand pour la dernière fois. Cela dit, selon ses dernières visions, son vieil ami semblait n’être dans aucun de ces deux pays.
Et la reine d’Andor risquait de ne pas l’accueillir à bras ouverts après toutes les rumeurs à son sujet et sur l’étendard à l’Aigle Rouge.
Perrin préféra garder ce problème pour plus tard. Dans le camp, chaque « faction » envoyait des émissaires chercher la ration du soir. Pour la nourriture, chaque groupe était autonome, Perrin supervisant seulement la répartition des équipements. Dans le lointain, il distingua Bavin Rockshaw, son intendant en chef cairhienien, debout derrière un chariot et occupé à négocier avec les fameux représentants.
Satisfait de son inspection, le jeune seigneur redescendit dans le camp. Traversant le secteur des Cairhieniens, il gagna celui des gars de Deux-Rivières, où se trouvait sa tente.
Désormais, il s’était fait à ses sens surdéveloppés, tous liés à l’apparition de ses yeux jaunes. Parmi ses anciens compagnons, plus personne ne semblait les remarquer, mais ça changeait du tout au tout avec les nouvelles connaissances. En le voyant, beaucoup de réfugiés du Cairhien – par exemple – cessaient de monter les tentes pour le regarder passer en murmurant : « Yeux-Jaunes… »
Perrin ne se formalisait pas du sobriquet. Le nom de sa famille, c’était « Aybara », et il se rengorgeait de le porter. D’autant qu’il était un des rares survivants en mesure de le transmettre. Les Trollocs avaient fait en sorte qu’il en soit ainsi.
Quand il jeta un coup d’œil appuyé à un groupe de réfugiés, ceux-ci se remirent promptement au travail. Un peu plus loin, il croisa deux gars de chez lui – Tod al’Car et Jori Congar – qui le saluèrent en se tapant du poing sur le cœur. Pour eux, Perrin Yeux-Jaunes n’était pas un objet d’appréhension mais un type digne de respect. Cela dit, ils faisaient encore des gorges chaudes de la nuit qu’il avait passée sous la tente de Berelain.
Depuis, Perrin tentait en vain d’échapper aux ombres de ce non-événement. Après la victoire sur les Shaido, ses hommes s’étaient laissé emporter par l’enthousiasme. Mais dans un passé récent, il avait eu le sentiment de ne plus être le bienvenu parmi eux. Et ça recommencerait.
Pour l’heure, cependant, ces deux-là semblaient avoir laissé de côté leur mécontentement. Mieux encore, ils saluèrent leur chef.