Le siège de la ville avait aussi permis d’intercepter des sommes qui auraient dû finir dans les coffres d’Elaida. À la place, l’argent servait à payer les soldats de Bryne. Un joli retournement de situation. Mais aucune mer ne restait éternellement d’huile.
— Ce mois-ci, était en train de dire Ashmanaille, le trésorier est devenu blême en me voyant. « J’ai déjà versé notre contribution, m’a-t-il dit. À une femme qui est passée hier avec une lettre de la Chaire d’Amyrlin, revêtue de son sceau, qui m’ordonnait de remettre les fonds exclusivement à une sœur de l’Ajah Rouge. »
— Ça ne signifie pas nécessairement que la Tour Blanche sait Voyager, dit Romanda, assise à sa place habituelle. La sœur rouge a pu rallier le Kandor par bien d’autres moyens.
Ashmanaille secoua la tête.
— Un assistant a vu le portail. Le trésorier ayant découvert une erreur, il a chargé cet homme de rattraper la délégation d’Elaida pour lui remettre quelques pièces en plus. L’assistant a décrit le portail avec une parfaite précision. Les trois chevaux, a-t-il dit, traversaient un trou noir en suspension dans l’air. Stupéfié, il a même appelé la garde, mais la sœur rouge et ses deux compagnes ont toutes disparu avant qu’elle arrive. J’ai parlé moi-même avec cet homme.
— Je n’aime pas me fier à la parole d’un seul témoin, dit Moria, une des représentantes bleues.
— Le trésorier m’a décrit en détail la femme qui a pris l’argent, précisa Ashmanaille. Je suis sûre que c’était Nesita. Pouvons-nous découvrir si elle est déjà retournée à la tour ? Voilà qui nous fournirait une preuve de plus.
D’autres sœurs émirent des objections, mais Siuan cessa d’écouter. Cette histoire était peut-être une ruse finaude pour détourner l’attention des rebelles, mais si elle était vraie, il fallait absolument agir.
Était-elle donc la seule à avoir un cerveau entre les oreilles ?
Siuan saisit le bras de la première novice à sa portée – une timide petite souris sûrement plus âgée qu’elle le paraissait, puisqu’on lui aurait donné neuf ans.
— Il me faut un messager… Va chercher un des types que Bryne laisse ici pour qu’ils lui apportent les nouvelles urgentes. Bouge-toi !
La fille ne se le fit pas dire deux fois.
— Quel est le problème ? demanda Sheriam.
— Sauver notre peau, lâcha Siuan en se tournant vers la masse de novices. Bon, les filles, assez tiré au flanc ! Si vos leçons sont retardées à cause de cette histoire, trouvez-vous quelque chose à faire. Toute novice qui traînera encore sur ce trottoir dans dix secondes récoltera une pénitence carabinée, vous pouvez me croire.
Cette menace provoqua une débandade de filles en blanc du plus joli effet. En un clin d’œil, avec Sheriam et Siuan, il ne resta plus qu’une poignée d’Acceptées. Toutes frissonnèrent quand Siuan les foudroya du regard, mais l’ancienne Chaire d’Amyrlin ne dit rien. L’intérêt d’être une Acceptée, entre autres, était de jouir d’une plus grande liberté. De plus, tant que Siuan pouvait bouger sans se cogner à quelqu’un, elle se fichait de qui était là ou pas.
— Pourquoi cette session ne se déroule-t-elle pas à huis clos ? demanda-t-elle à Sheriam.
— Je n’en sais rien…, avoua la Gardienne. Si elle est vraie, cette nouvelle est ahurissante.
— Il fallait bien que ça arrive, fit Siuan avec un flegme de façade. Le don de Voyager ne pouvait pas rester secret.
Mais que s’est-il passé ? Les sbires d’Elaida n’ont pas pu briser Egwene… Fasse la Lumière que ce ne soit pas Leane ou elle qui ait vendu la mèche. Beonin ! Oui, c’est sûrement ça. Qu’elle soit maudite !
— Avec l’aide de la Lumière, nous réussirons à cacher ce secret aux Seanchaniens… Quand ils attaqueront la tour, nous aurons au moins cet avantage.
Sheriam ne dissimula pas son scepticisme. La plupart des sœurs ne croyaient pas au Rêve d’Egwene. Tas d’imbéciles ! Désireuses de pêcher le poisson, mais refusant de le vider. Quand on nommait une femme au poste suprême, on ne prenait pas ses augures à la légère.
En tapant du pied, Siuan attendit. Alors qu’elle envisageait d’envoyer une autre novice, un des messagers de Bryne déboula sur le dos d’un cheval qui montra les dents dès qu’il aperçut Siuan. Fichus canassons !
En uniforme propre, ses cheveux bruns coupés court, l’homme était plutôt agréable à regarder. Pourquoi fallait-il qu’il soit venu avec une horrible créature à crinière et à queue ?
— Aes Sedai, dit-il en s’inclinant sur sa selle, tu as un message pour le seigneur Bryne ?
— Oui, et tu vas le lui transmettre à la vitesse de l’éclair. Tu m’as bien comprise ? Toutes nos vies peuvent en dépendre.
L’homme hocha simplement la tête.
— Dis au seigneur Bryne de bien surveiller ses flancs. Nos ennemis maîtrisent la… méthode qui nous a permis d’arriver ici.
— Je fonce, Aes Sedai !
— D’abord, répète mon message.
— Si ça te chante, Aes Sedai… Juste pour ta gouverne, je sers comme estafette du général depuis plus de dix ans. Ma mémoire…
— Silence ! coupa Siuan. Je me fiche de tes états de service et de l’excellence de ta mémoire. Même si, par le plus grand des hasards, tu avais déjà dû délivrer ce message mille fois, je m’en ficherais ! Quand je dis « répète », on répète !
— Oui, Aes Sedai. Je dois dire au général de bien surveiller ses flancs. Et ajouter que nos ennemis maîtrisent la méthode qui nous a permis d’arriver jusqu’ici.
— Parfait. File, maintenant !
L’homme salua.
— Plus vite que ça !
Le type fit volter son fichu cheval et partit à la vitesse du vent.
— Qui était cet homme ? demanda Sheriam en se détournant du spectacle en cours sous le pavillon.
— Notre meilleure chance de ne pas nous réveiller encerclées par les troupes d’Elaida. Je suis la seule, je parie, à avoir pensé à prévenir Bryne que l’ennemi risque de neutraliser notre principal avantage tactique. Adieu notre merveilleux siège !
Sheriam plissa le front, comme si cette idée ne lui avait jamais traversé l’esprit. À un moment, quelqu’un aurait sans doute songé à avertir le général. Mais quand ? Pour la plupart des sœurs, la catastrophe n’était pas qu’Elaida puisse désormais faire sortir ses troupes de Tar Valon – ce qui sabotait purement et simplement le siège. Non, le drame, à leurs yeux, était que le secret qu’elles avaient tenté de préserver soit désormais connu de l’ennemi. Le Voyage, c’était leur jouet, et voilà qu’Elaida pouvait s’amuser aussi. Les enfantillages habituels, quoi !
Ou Siuan était-elle vraiment trop aigrie ?
Sous le pavillon, quelqu’un pensa enfin à ériger un dôme de silence. Du coup, Siuan se détourna et s’en fut. Bizarrement, les novices qu’elle croisa évitèrent son regard et la saluèrent avec ferveur.
Je n’ai pas très bien joué les sœurs faiblardes, aujourd’hui…, pensa Siuan, mécontente d’elle.
La Tour Blanche était à la dérive. À force de querelles stupides, les Ajah s’affaiblissaient mutuellement. Et ici, dans le camp d’Egwene, on passait plus de temps à comploter qu’à se préparer pour l’inévitable tempête.
Et Siuan était en partie responsable de ce désastre.
En matière de sabotage, Elaida et son Ajah méritaient le lion de mer d’or de l’inventivité. Mais si Siuan, pendant son règne, avait développé la coopération entre les Ajah, la Tour Blanche aurait-elle pris l’eau de toutes parts ? Elaida ne sévissait pas depuis si longtemps que ça. Chaque voie d’eau dont souffrait la tour avait pour origine une minuscule fissure apparue pendant que Siuan portait l’étole. En jouant davantage les médiatrices entre les différentes factions, aurait-elle pu mettre un peu de plomb dans la cervelle de ces femmes ? Voire les empêcher de s’étriper comme des mérous pris de folie meurtrière ?