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Le Dragon Réincarné comptait beaucoup, nul n’en disconvenait. Mais dans le tissage des derniers jours, il ne représentait qu’un motif parmi d’autres. Hélas, il était trop facile d’oublier ça et de ne plus voir que le héros de légende…

Avec un soupir, Siuan reprit son panier et – la force de l’habitude – s’assura qu’il ne manquait rien.

Sur ces entrefaites, une silhouette en robe blanche approcha et l’interpella.

— Siuan Sedai ?

Siuan leva les yeux et… plissa le front. La novice qui se tenait devant elle était une des plus étranges du camp. Pas loin de ses soixante-dix ans, Sharina arborait le visage ridé d’une grand-mère. Ses cheveux grisonnants montés en chignon, elle marchait encore le dos bien droit et… en imposait à tout le monde. Elle avait vu, fait et surmonté tant de choses, pendant tellement d’années… Car à l’inverse des Aes Sedai, elle avait pleinement vécu ces décennies. Le travail, la famille, le chagrin de perdre des enfants…

Dans le Pouvoir, elle était très puissante. Du coup, elle porterait tôt ou tard le châle, et dès lors, serait bien supérieure à Siuan.

Pour l’heure, elle s’inclina respectueusement. L’incarnation de la déférence ! Parmi les novices, elle était connue pour ne pas se plaindre, ne poser aucun problème et étudier avec un sérieux sans faille. Encore en robe blanche, elle comprenait des concepts qui dépassaient la plupart des sœurs – ou qu’elles avaient oubliés le jour de leur accession au titre.

Comment se montrer humble quand ça s’imposait ? Comment accepter une punition ? Quand reconnaître qu’on avait besoin d’apprendre au lieu de faire mine de tout savoir ?

Si seulement nous avions plus de Sharina et moins d’Elaida ou de Romanda…

— Oui, ma fille ? Que veux-tu ?

— Je t’ai vue ramasser ce panier, Siuan Sedai. Et j’ai pensé à le porter à ta place…

Siuan hésita.

— Je ne voudrais pas que tu te fatigues.

Sharina arqua un sourcil – une expression très peu caractéristique d’une novice.

— Siuan Sedai, l’année dernière, ces vieux bras portaient encore des charges deux fois plus lourdes – aller et retour de la maison à la rivière – tout en jonglant avec trois petits-enfants. Je crois que je tiendrai le coup.

Dans les yeux de Sharina, Siuan lut que sa proposition n’était pas du tout ce qu’elle semblait être. À l’évidence, cette femme n’était pas douée que pour les tissages de guérison.

Intriguée, Siuan lui permit de prendre le panier. Ensemble, elles se mirent en chemin vers les tentes des novices.

— Siuan Sedai, tu ne trouves pas étrange qu’une révélation si… banale ait provoqué un tel remue-ménage ?

— Si Elaida dispose du Voyage, ça n’a rien de « banal ».

— Certes, mais à ce qu’on dit, les révélations de l’homme capable de canaliser, pendant une autre réunion, il y a des mois de ça, étaient bien plus inouïes que ça. D’ailleurs, on en parle encore aujourd’hui, sans vraiment connaître les détails.

Siuan secoua la tête.

— La façon de raisonner des foules est toujours étrange, à première vue. Tu as raison, aucune femme n’a oublié la visite de cet Asha’man, et toutes voudraient en savoir plus. Du coup, elles sont surexcitées dès que se présente une occasion d’en apprendre plus. En un sens, le secret qui entoure les très grandes révélations sert d’écrin aux nouvelles moins spectaculaires, et les aide à susciter l’angoisse.

— Une fine observation, Siuan Sedai. (Au passage, Sharina salua une famille de novices.) Qui pourrait être utile à quelqu’un de malintentionné…

— Que veux-tu dire ? demanda Siuan, soudain tendue.

— Ashmanaille a d’abord fait son rapport à Lelaine Sedai… Et j’ai cru entendre que c’est cette dernière qui a laissé filtrer l’information. Par exemple en l’évoquant à très haute voix devant des novices, alors qu’elle travaillait à convoquer le Hall. Et en rejetant plusieurs requêtes qui prônaient une session à huis clos.

— C’était donc pour ça ! fit Siuan.

— Ce sont des ouï-dire, bien entendu. (Sharina marqua une pause au pied d’un acacia tout rabougri.) En réalité, ce sont sans doute des bêtises. Enfin, une Aes Sedai de la stature de Lelaine devrait savoir que tout ce qu’elle dit en présence de novices fait aussitôt le tour du camp.

— Et même à la vitesse de l’éclair…

— Exactement, Siuan Sedai.

Lelaine avait sciemment organisé une session à grand spectacle, avec un public de novices et en présence de toutes les sœurs du camp. Pourquoi ? Et pour quelle raison Sharina confiait-elle à Siuan ses opinions très atypiques pour une novice ?

La réponse au « pourquoi » était simple. Plus les rebelles se sentaient menacées – par Elaida, très directement –, plus il serait facile à une « main de fer » de prendre le pouvoir. Dès qu’elles auraient fini de pleurer à chaudes larmes la perte d’un secret, les sœurs, comme Siuan, ne tarderaient pas à mesurer la menace.

Bientôt, la panique les saisirait. Si les sœurs « adverses » pouvaient Voyager, à quoi rimerait le siège ? Les troupes de Bryne qui bloquaient les ponts ne serviraient plus à rien.

Sauf si Siuan se fourrait le doigt dans l’œil, Lelaine s’assurerait que toutes les sœurs aient conscience de la situation.

— Elle veut nous terroriser, dit l’ancienne Chaire d’Amyrlin. Pour créer une crise de toutes pièces.

Un plan intelligent, mais Siuan aurait dû le voir venir de loin. Qu’il n’en ait rien été avait une conséquence majeure : Lelaine se fiait sûrement beaucoup moins à elle qu’elle voulait bien le dire.

Siuan se tourna vers Sharina, qui attendait patiemment que son interlocutrice ait assimilé ses révélations.

— Pourquoi me dire tout ça, Sharina ? Pour ce que tu en sais, je suis au service de Lelaine.

— Siuan Sedai, je t’en prie… Pas encore aveugle, je vois très bien quand une sœur travaille d’arrache-pied pour « occuper » les ennemies de notre Chaire d’Amyrlin.

— Bien vu, oui… Cela dit, tu t’exposes dangereusement sans grand espoir de récompense.

— Sans grand espoir ? Excuse ma franchise, Siuan Sedai, mais si la Chaire d’Amyrlin ne revient pas, quel sera mon avenir ? Quoi qu’elle raconte actuellement, tout le monde a deviné les véritables opinions de Lelaine.

Siuan saisit l’allusion. Même si elle feignait de défendre Egwene bec et ongles, Lelaine avait longtemps fait partie des mécontentes, en particulier au sujet des novices très âgées. Dans toutes les communautés, peu de gens aimaient voir changer les traditions.

Maintenant que les nouvelles novices étaient inscrites dans le registre, il serait difficile de les éjecter. Mais rien n’empêcherait que les Aes Sedai cessent d’accepter des femmes mûres. En outre, on pouvait parier que Lelaine – ou quiconque d’autre héritant de la fonction suprême – entraverait la progression des femmes non conformes aux critères traditionnels. À ce compte-là, Sharina ne recevrait jamais le châle.

— J’informerai la Chaire d’Amyrlin de ce que tu viens de faire. Et tu seras récompensée.

— Le retour d’Egwene Sedai sera ma plus belle récompense. Espérons qu’il sera pour bientôt. Dès l’instant où elle nous a acceptées, Mère a lié notre destin au sien. Après ce que j’ai vu et ce que j’ai éprouvé, il est hors de question que j’interrompe ma formation. (Sharina reprit le panier.) Tu veux que ce linge soit lavé, j’imagine ? Et qu’on te le rapporte ?

— Oui, merci.

— De rien, Siuan Sedai. C’est le devoir et le plaisir d’une novice…

Sharina s’inclina puis continua son chemin d’un pas très alerte pour son âge.