Siuan héla une autre novice. Un deuxième message pour Bryne, juste au cas où.
Puis elle fixa le sommet de la Tour Blanche.
Reviens vite, Egwene ! Sharina n’est pas la seule dont le destin dépende de toi. Tu nous as toutes embarquées dans ta folle aventure.
19
Des sacrifices tactiques
Chaos ! Le monde entier était plongé dans le chaos !
Sur le balcon de sa salle d’audience, au palais d’Ebou Dar, Tuon, mains croisées dans le dos, observait la grande cour d’exercice. Sur les dalles blanches, des soldats altariens en jaune et noir s’entraînaient sous l’œil attentif de deux officiers. Au-delà, la grande cité aux dômes multicolores et aux flèches blanches s’étendait à perte de vue.
L’ordre… Ici, à Ebou Dar, l’ordre régnait, même à l’extérieur de la ville, dans un océan de tentes et de chariots. Pour assurer la paix, des Seanchaniens patrouillaient en permanence, et on ourdissait des plans pour assainir le Rahad. La pauvreté n’était pas une excuse pour ignorer la loi. Et encore moins une raison.
Mais la cité n’était qu’une minuscule poche d’ordre dans un monde dévasté par une tempête. Au Seanchan, après la mort de l’Impératrice, une guerre civile faisait rage. Et si le Retour était lancé, reconquérir les terres d’Artur Aile-de-Faucon se révélait un processus lent et difficile. Avec le Dragon Réincarné à l’est et les Domani au nord, la partie se compliquait.
Tuon attendait toujours des nouvelles du lieutenant général Turan. Cela dit, les augures n’étaient pas bons. Selon Galgan, il y aurait peut-être une surprise agréable, en fin de compte. Hélas, dans l’heure où elle avait été informée des malheurs de Turan, la Fille des Neuf Lunes avait vu une colombe noire. Un signe sans équivoque. Le militaire ne reviendrait pas vivant.
Le chaos !
Tuon regarda sur le côté, où son fidèle Karede veillait sur elle dans son armure rouge sang et vert foncé – si foncé qu’on aurait dit du noir. Un homme de haute taille, son visage carré presque aussi solide que le métal de son plastron. En ce jour, au lendemain du retour de Tuon à Ebou Dar, Karede avait avec lui vingt Gardes de la Mort et six Jardiniers ogiers, tous postés le long des murs, entre les colonnes blanches de la salle au très haut plafond. Conscient lui aussi du chaos, Karede refusait qu’on lui enlève de nouveau sa protégée.
Le chaos était un piège infernal quand on devait deviner qui il affectait ou non. À Ebou Dar, il avait pour agent une faction décidée à assassiner Tuon.
Depuis qu’elle savait marcher, la jeune femme slalomait entre les tentatives d’assassinat, et jusque-là, ça lui avait plutôt bien réussi. Parce qu’elle les anticipait… En un sens, elle les appelait même de ses vœux. L’importance et le pouvoir d’une personne se mesuraient souvent au nombre de tueurs lancés à ses trousses.
Pourtant, la trahison de Suroth…
Le chaos, encore et toujours. Quand la chef des Éclaireurs elle-même se vautrait dans la félonie, ramener l’ordre dans le monde se révélait une tâche des plus délicates. Voire impossible.
Tuon se redressa de toute sa modeste hauteur. Depuis des années, elle n’avait plus pensé à devenir Impératrice. Mais elle ferait son devoir.
Quittant le balcon, elle revint dans la salle d’audience pour faire face à la foule qui l’attendait. Comme tous les membres du Sang, elle avait les joues maculées de cendres en signe de deuil. Pour sa mère, elle éprouvait très peu d’affection, mais ça n’était pas important. Une Impératrice garantissait l’ordre et la stabilité. Avant que cette responsabilité repose sur ses épaules, Tuon n’avait jamais mesuré à quel point c’était un fardeau.
La grande salle rectangulaire était éclairée par des candélabres placés entre les colonnes et par la lumière du jour qui jaillissait du balcon. Préférant les dalles blanches toutes simples, Tuon avait ordonné qu’on retire tous les tapis.
Au plafond, une fresque représentait des pêcheurs en mer, avec des mouettes un peu partout, et les murs étaient peints en bleu.
Sur la droite de Tuon, dix da’covale se tenaient agenouillés devant des candélabres. En tenue vaporeuse, ils attendaient leurs ordres. Suroth n’était pas du nombre. Jusqu’à ce que ses cheveux aient repoussé, les Gardes de la Mort en avaient la « charge ».
Dès que Tuon fut dans la salle, tous les plébéiens se prosternèrent. Les membres du Sang, eux, se contentèrent d’incliner la tête.
En face des da’covale, de l’autre côté de la pièce, Lanelle et Melitene, en robe de sul’dam, étaient elles aussi agenouillées. Leurs damane, en revanche, se tenaient face contre terre.
Pour nombre de femmes en laisse, l’enlèvement de Tuon avait été un drame affreux. Tout au long de son absence, disait-on, elles avaient pleuré sans discontinuer.
Le siège d’audience était relativement sobre. Un fauteuil de bois, tendu de velours sur le dossier et les accoudoirs. Gracieuse dans sa robe plissée bleu marine, une cape blanche flottant dans son dos, Tuon s’assit avec sa dignité coutumière.
Aussitôt, tous les plébéiens se relevèrent, à l’exception bien entendu des da’covale.
Selucia vint se camper près du fauteuil. Le côté gauche de la tête rasé, elle arborait sur le droit une longue tresse blonde. N’étant pas du Sang, elle n’avait pas droit aux cendres, mais un brassard blanc indiquait qu’elle pleurait l’Impératrice – comme tous ses sujets.
Officiellement secrétaire de Tuon – et sa Main, en secret –, Yuril se plaça de l’autre côté du fauteuil. Alors, les Gardes de la Mort, discrètement, se déplacèrent pour se déployer autour des trois femmes. Ces derniers temps, ils se montraient très protecteurs, mais on ne pouvait pas les en blâmer.
Me voilà dans un palais, des damane d’un côté et des Gardes tout autour… Pourtant, je ne me sens pas plus en sécurité qu’avec Matrim.
Quelle bizarrerie, quand même ! S’être sentie protégée par un homme pareil…
Directement devant Tuon se tenait une belle brochette de membres du Sang, le capitaine général Galgan étant le plus huppé du lot. Aujourd’hui, il portait son armure, dont le plastron peint en bleu foncé paraissait presque noir. Sur son crâne, ses cheveux blonds poudrés formaient une fière crête avant de se transformer en une tresse qui tombait sur ses épaules. Un membre du Haut Sang flanqué de deux membres du Bas, les généraux de bannière Najirah et Yamada. Derrière les trois hommes, des officiers du peuple attendaient patiemment en prenant garde à ne pas croiser le regard de Tuon.
Un autre groupe de membres du Sang se tenait plusieurs pas en arrière. Chargés d’être témoins des actes de Tuon, le filiforme Faverde Notish et Amenar Shumada au long visage étroit dirigeaient cette délégation. Deux personnages assez importants… pour être dangereux. En des temps troublés, Suroth n’avait pas dû être la seule à nourrir des ambitions. Si Tuon tombait, n’importe qui ou presque pouvait être nommé Impératrice – ou même Empereur.
Au Seanchan, le conflit n’était pas près de finir. Quand ça arriverait, le vainqueur, homme ou femme, n’aurait aucun complexe à s’asseoir sur le Trône de Cristal. Ainsi, l’Empire aurait deux dirigeants séparés par un océan et animés du même désir de conquérir le territoire de l’autre. Dans ces conditions, impossible de laisser vivre son rival…
L’ordre, pensa Tuon en pianotant sur l’accoudoir de son fauteuil. C’est de moi qu’il doit rayonner. À ceux que l’orage a affectés, j’apporterai le calme et l’harmonie.
— Selucia est ma Voix de la Vérité, annonça Tuon à l’assistance. Que cette nouvelle se répande parmi les membres du Sang.