Cette déclaration était attendue. Même si elle n’avait aucune autre ambition que de servir et protéger Tuon, Selucia s’inclina avec grâce. Sa nouvelle position, elle l’accueillait sans enthousiasme. Femme honnête et sans détours, elle reconnaissait volontiers qu’elle y excellerait.
Au moins, cette fois, Tuon serait certaine de ne pas avoir une Rejetée pour Voix de la Vérité.
Croyait-elle au récit de Falendre ? Eh bien… il était plausible, certes, mais ressemblait tellement aux fantaisies favorites de Matrim, où toutes sortes de créatures maléfiques rôdaient dans les ombres. Cela dit, toutes les autres sul’dam et damane corroboraient les dires de Falendre.
Certains faits, en tout cas, s’avéraient incontestables. Anath, pour le moins, était complice de Suroth. Laquelle avait reconnu – moyennant un peu de… persuasion – qu’elle avait eu des contacts avec une Rejetée. Ou avait cru en avoir, au minimum… Sans avoir jamais soupçonné qu’Anath et cette Rejetée étaient la même personne, elle ne trouvait pas cette révélation incroyable.
Qu’elle soit ou non une Rejetée, Anath avait rencontré le Dragon Réincarné en se faisant passer pour la Fille des Neuf Lunes. À cette occasion, elle avait essayé de le tuer.
L’ordre, se rappela Tuon, je représente l’ordre…
Tuon fit un geste à l’intention de Selucia – qui restait sa servante et son ombre, même avec ses nouvelles responsabilités. Quand elle donnerait des ordres à des inférieurs, la Fille des Neuf Lunes les communiquerait à Selucia, qui les leur transmettrait ensuite.
— Va donc le faire entrer, dit Selucia au da’covale le plus proche du fauteuil de Tuon.
L’homme se prosterna, front contre les dalles, puis courut jusqu’à la porte et l’ouvrit.
Roi d’Altara et Haute Chaire de la maison Mitsobar, Beslan était un jeune homme mince aux yeux et aux cheveux noirs. Le teint cuivré comme presque tous les Altariens, il s’était converti à la mode vestimentaire du Sang. Une veste très courte à col montant, une chemise jaune dessous et un pantalon large de la même couleur.
Les membres du Sang s’écartant pour lui laisser le passage, le roi avança, les yeux baissés. Ayant atteint la position des suppliants, devant Tuon, il s’agenouilla puis s’inclina humblement. N’était la fine couronne d’or, sur sa tête, il aurait pu passer pour l’incarnation du sujet modèle.
Tuon fit quelques gestes à l’intention de Selucia.
— Tu peux te relever, dit la femme à la fabuleuse poitrine.
Beslan obéit mais garda les yeux baissés.
— La Fille des Neuf Lunes t’adresse toutes ses condoléances, dit Selucia.
— Qu’elle reçoive les miennes pour son deuil cruel. Le mien n’est qu’une luciole comparé au grand incendie qui frappe les Seanchaniens.
Trop de servilité, décidément. Un roi n’était pas obligé de s’aplatir ainsi. Dans la salle, il était l’égal de bien des membres du Sang.
Tuon aurait pu croire qu’il se soumettait ainsi parce qu’il faisait face à la future Impératrice. Mais ses espions et de multiples ragots confirmaient que c’était hélas son caractère profond.
Selucia observa les gestes de Tuon, puis elle traduisit :
— La Fille des Neuf Lunes veut savoir pourquoi tu as cessé de tenir cour. Elle trouve dommage et nuisible que tes sujets ne puissent pas obtenir une audience de leur roi. La mort de ta mère est une tragédie, mais ton royaume a besoin de toi.
Beslan s’inclina de nouveau.
— Dis à la Fille des Neuf Lunes que je trouverais inconvenant de me placer au-dessus d’elle. En réalité, je ne sais comment agir. Il n’a jamais été dans mes intentions de l’insulter.
— Es-tu certain que ce soit la vraie raison ? dit Selucia, traduisant toujours les gestes de Tuon. Ne serais-tu pas plutôt en train de préparer un soulèvement contre nous ? Une activité qui te laisse peu de temps pour le reste…
Beslan releva les yeux.
— Majesté, je…
— Fils de Tylin, dit Tuon sans passer par Selucia, ce qui fit sursauter tous les membres du Sang, inutile de continuer à mentir. Je sais ce que tu as dit au général Habiger et à ton ami, le seigneur Malalin. Je suis au courant des réunions secrètes, dans le sous-sol des Trois Étoiles. Je sais tout, roi Beslan !
Dans un silence de mort, Beslan garda la tête inclinée pendant un moment. Puis, contre toute attente, il se redressa, leva les yeux et chercha le regard de la Seanchanienne.
Tuon n’aurait jamais cru que ce garçon avait tant de cran.
— Je ne permettrai pas que mon peuple…
— Si j’étais toi, coupa Tuon, je tiendrais ma langue. Ta position est plus que précaire.
Beslan hésita. Dans ses yeux, Tuon vit la question qu’il se posait. Allait-elle le condamner à mort ?
Si j’avais voulu te tuer, tu pourrirais déjà sous terre, sans avoir aperçu la lame qui t’aurait égorgé.
— Des émeutes font rage au Seanchan, annonça Tuon. (Beslan ne cacha pas sa gêne.) Tu pensais que je l’ignorais, Beslan ? Pendant que mon empire s’écroule, je ne me contente pas de regarder autour de moi. La vérité doit être connue. Ma mère est morte, et il n’y a plus d’Impératrice.
» Cela dit, les troupes du Retour sont plus que suffisantes pour maintenir notre position de ce côté de l’océan. Y compris en Altara.
Tuon se pencha en avant, concentrée pour donner un sentiment de fermeté et d’autorité. Sa mère réussissait ce coup-là à volonté. Plus petite, Tuon devait jouer sur son aura. Devant elle, les gens devaient se sentir à la fois en sécurité et face à une dirigeante.
— En des temps pareils, reprit-elle, la sédition ne saurait être tolérée. Bien des gens verront la faiblesse de l’Empire comme une occasion à saisir. Leurs guerres pour le pouvoir, si on n’y prend pas garde, signeront notre fin à tous. En conséquence, je dois me montrer ferme envers tous ceux qui me défient.
— Dans ce cas, demanda Beslan, pourquoi suis-je encore vivant ?
— Parce que tu as fomenté ta rébellion avant que soient connus les événements qui dévastent l’Empire.
Le jeune roi en cilla de perplexité.
— Tu as commencé, précisa Tuon, lorsque Suroth commandait ici, à l’époque où ta mère régnait encore. Beslan, tout a changé depuis ce temps. Beaucoup changé, même. À des moments pareils, de grandes réalisations sont possibles.
— Tu sais bien que le pouvoir ne m’intéresse pas, répondit Beslan. La liberté de mon peuple, voilà mon seul souci.
— J’en suis consciente, fit Tuon en croisant les mains, ses longs ongles laqués reflétant la lumière du jour. C’est aussi pour ça que tu es toujours en vie. Tu ne te révoltes pas par ambition, mais par ignorance. Tu t’es égaré, certes, mais bien guidé, tu retourneras sur le bon chemin.
Beslan regarda la future Impératrice comme s’il ne comprenait plus rien à rien.
Baisse les yeux, imbécile ! Ne me force pas à te faire fouetter pour insolence.
Comme s’il avait lu dans l’esprit de Tuon, Beslan détourna les yeux puis les baissa.
Oui, elle l’avait bien jugé, ce garçon…
Mais dans quelle position précaire elle se trouvait ! Elle avait des troupes, certes, mais tellement d’hommes restaient troublés par la chute de Suroth.
Quoi qu’il arrive, en fin de compte, tous les royaumes de ce continent devraient s’incliner devant le Trône de Cristal. Chaque marath’damane porterait un collier, et tous les souverains prononceraient les serments… Mais Suroth était allée trop loin, en particulier dans ce fiasco, avec Turan. Cent mille morts durant une seule bataille. De la folie !
Tuon avait besoin de l’Altara et d’Ebou Dar. Or, Beslan était adoré par son peuple. Après la mort mystérieuse de sa mère, exhiber sa tête au bout d’une pique n’aurait pas été judicieux. À tout prix, Tuon établirait la paix et la stabilité à Ebou Dar. Mais pour ça, elle ne tenait pas du tout à dégarnir d’autres fronts.