Beslan s’inclina puis gagna un côté de la pièce afin de voir ce qui allait suivre.
— Merci, Très Haute Fille, dit Galgan en avançant.
Il fit signe à ses so’jhin, qui attendaient dans le couloir.
Les da’covale de haut rang entrèrent, se prosternèrent devant Tuon, puis allèrent chercher une table et déroulèrent des cartes dessus.
L’un d’eux remit à Galgan un paquet. Le général le prit puis approcha encore de Tuon.
Karede vint se camper sur la droite de la Fille des Neuf Lunes. Sur sa gauche, Selucia se tendit. Mais Galgan resta à une distance raisonnable.
Après s’être incliné, il déroula son « paquet » sur le sol.
Un étendard rouge avec au milieu un cercle divisé par une ligne sinueuse. Une moitié blanche, l’autre noire…
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Tuon.
— L’étendard du Dragon Réincarné, répondit Galgan. Un messager nous l’a apporté, avec une nouvelle demande de rencontre.
Sans croiser le regard de Tuon, Galgan releva la tête pour exposer son visage marqué par l’inquiétude.
— Ce matin à mon réveil, dit Tuon, j’ai vu trois tours qui se dressaient dans le ciel et un faucon qui volait entre elles.
Tous les membres du Sang acquiescèrent gravement. Beslan, lui, sembla perdu. Sans connaître les augures, comment ces gens parvenaient-ils à vivre ? Se désintéressaient-ils des visions que leur offrait la Trame ?
Les trois tours et le faucon annonçaient une décision difficile à prendre. Et pour ça, il faudrait du courage.
— Que penses-tu de la demande du Dragon, général ?
— Très Haute Fille, il ne serait peut-être pas sage de rencontrer cet homme. Je ne sais même pas s’il mérite le titre qu’il revendique. En outre, l’Empire n’a-t-il pas d’autres priorités, en ce moment ?
— Tu te demandes pourquoi nos forces ne repartent pas, général ? Pour quelle raison nous ne retournons pas chez nous afin de sécuriser le trône ?
— Je… Je m’en remets à ta sagesse, Haute Fille.
— Cet homme est le Dragon Réincarné. Il ne s’agit pas d’un imposteur, j’en suis convaincue. Avant le début de l’Ultime Bataille, il doit s’incliner devant le Trône de Cristal. C’est pour ça qu’il nous faut rester. Si le Retour s’est produit maintenant, ce n’est pas un hasard. Nous avons un rôle à jouer ici. Plus important que sur notre continent, hélas…
Galgan acquiesça. Sur le retour au Seanchan, il était d’accord avec la Fille des Neuf Lunes. Mais il avait cru qu’elle penchait pour la solution inverse. En décidant de rester, elle s’était gagné son respect. Pas au point qu’il n’envisage plus de s’asseoir sur le trône. Dans sa position, un homme ne pouvait pas manquer d’ambition.
Mais Galgan était aussi connu pour son extrême prudence. Pas question qu’il frappe, sauf s’il était en position de gagner – et s’il s’avérait qu’éliminer Tuon servirait mieux les intérêts de l’Empire. L’entière différence entre un crétin ambitieux et un type intelligent tout aussi ambitieux… Doté d’un cerveau, un homme savait qu’assassiner quelqu’un n’était qu’un début. Faire égorger Tuon et s’arroger le pouvoir ne servirait à rien si Galgan n’avait pas le soutien des autres membres du Sang.
Il approcha de la table couverte de cartes.
— Si tu entends continuer la guerre, Très Haute Fille, permets-moi de te préciser notre situation militaire. Un de nos plans les plus ambitieux est supervisé par le lieutenant général Yulan.
Sur un geste de Galgan, un officier à la peau noire, membre du Sang inférieur, approcha de la table. Pour cacher sa calvitie, il portait une perruque noire. Bien entendu, il s’inclina devant Tuon.
— Tu peux te lever et parler, lieutenant général, dit Selucia, traduisant les gestes de Tuon.
— La Très Haute Fille doit savoir que je la remercie, dit Yulan en se redressant.
Il fit signe à plusieurs assistants, qui vinrent soulever une carte pour la montrer à Tuon.
— Si on oublie quelques revers en Arad Doman, la reconquête de ce continent se passe très bien. Moins vite que nous le voudrions, mais avec de grandes victoires. Ici, les divers royaumes ne sont pas solidaires. Ainsi, nous pouvons les dominer l’un après l’autre. Cela dit, nous avons deux sujets d’inquiétude.
» Le premier, c’est Rand al’Thor, le Dragon Réincarné, qui mène une guerre d’unification très agressive au nord et à l’est. Ta sagesse, Très Haute Fille, nous sera précieuse, car tu nous montreras comment le vaincre.
» Le second, c’est le nombre de marath’damane concentrées dans une ville nommée Tar Valon. Je suppose, Très Haute Fille, que tu sais quelle arme terrible ces femmes ont utilisée pour détruire une vaste zone, au nord d’Ebou Dar.
Tuon fit signe qu’elle était informée.
— Nos sul’dam n’ont jamais vu rien de tel, continua Yulan. Nous supposons que c’est à la portée de nos damane, si nous capturons les bonnes marath’damane afin qu’elles les forment. L’incroyable aptitude à se déplacer en un clin d’œil – si elle est bien réelle – est une autre technique précieuse que nous pouvons nous approprier.
Tout en observant la carte de Tar Valon, Tuon hocha de nouveau la tête.
— La Très Haute Fille, dit Selucia, traduisant les propos non verbaux de Tuon, est intriguée par tes plans. Tu peux continuer.
— Que la Très Haute Fille en soit humblement remerciée, fit Yulan. Capitaine de l’Air, j’ai l’honneur de commander tous les raken et les to’raken qui participent au Retour. Selon moi, une frappe au cœur même des royaumes ennemis est possible et hautement recommandée. Pour l’heure, nous n’avons pas encore dû affronter beaucoup de marath’damane sur un champ de bataille, mais ça changera quand nous avancerons dans les pays contrôlés par le Dragon Réincarné.
» À ce jour, nos ennemis estiment ne rien risquer. Une attaque maintenant aurait un impact très positif sur l’avenir. Chaque marath’damane que nous enchaînons est un gain de pouvoir pour nous et une perte pour l’autre camp. Selon les rapports, il y a des centaines de ces femmes en un lieu appelé la Tour Blanche.
Tant que ça ? s’étonna Tuon.
Une telle force déciderait du sort de la guerre. Mais les marath’damane qui voyageaient avec Matrim s’étaient montrées catégoriques : pas question qu’elles participent à des conflits. De fait, les anciennes Aes Sedai munies d’un a’dam n’avaient jusque-là servi à rien au combat. Mais ne pouvait-on pas les libérer de leurs vœux ? Une phrase lancée par Matrim au détour d’une conversation laissait penser que oui.
Les doigts de Tuon s’agitèrent follement.
— La Fille des Neuf Lunes se demande comment une telle attaque pourrait être livrée, traduisit Selucia. La distance est un obstacle. Des centaines de lieues.
— Nous utiliserons essentiellement des to’raken, dit Yulan. Avec quelques raken en guise d’éclaireurs. Sur les cartes prises à l’ennemi, on remarque de vastes plaines très peu habitées. Des étapes idéales pour nos forces volantes.
» Nous pourrions traverser le Murandy, en le harcelant au passage, puis fondre sur Tar Valon depuis le sud. Si la Très Haute Fille est d’accord, nous attaquerons de nuit, pendant le sommeil des marath’damane. Avec l’objectif de faire autant de prisonnières que possible.