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» Toi, tu te grattes la tête en regardant les dés. Puis tu lèves les yeux sur elle et les baisses de nouveau. « Il n’y a rien sur ces dés, finis-tu par dire.

— Comment ça, rien ? répond-elle. J’ai tiré un double “un”. »

» Tu n’en crois pas tes oreilles, mais tu hasardes : « Bizarre, c’est exactement ce qu’il te fallait pour gagner. »

Mat se fendit d’un gros soupir.

— En ramassant ta mise, la dame lance un « Quelle coïncidence ! » tonitruant. Toi, tu restes assis en essayant de comprendre ce qui vient d’arriver. Puis quelque chose te frappe. Un double « un », ça ne gagne pas quand tu viens de tirer un « six ». En réalité, elle avait besoin d’un double « deux ». Tout content, tu lui fais part de ta découverte. Et tu sais comment elle réagit ?

Ce fut autour de Talmanes de soupirer.

— Je n’en ai pas la moindre idée, avoua-t-il en tirant sur sa pipe.

— La chipie tend une main, frotte la face supérieure de ses deux dés et, sans même ciller, te répond : « Désolée, il y avait de la poussière… Tu vois bien que ce sont des “deux”, et pas des “un”. »

» Tu veux une confidence, Talmanes ? Elle croit dur comme fer à ce qu’elle dit. Dur comme fer, je te le garantis.

— Incroyable…, lâcha Talmanes.

— Attends, ce n’est pas encore fini.

— Franchement, je m’en doutais un peu, Mat…

— Elle ramasse les mises, comme ça, d’un grand geste conquérant (il balaya l’air d’une main, l’autre tenant la lance noire posée en travers de sa selle), et toutes les autres femmes présentes viennent la féliciter d’avoir lancé ce double « deux ». Et plus tu protestes, plus une foule de harpies se mêle de l’affaire.

» Abasourdi, tu écoutes une horde de femmes t’expliquer que c’est bien un double « deux », et que tu devrais cesser de te comporter comme un enfant. Toutes ces harpies, Talmanes, je te jure qu’elles voient les fichus « deux ». Même la bigote qui déteste ta femme depuis la naissance – parce que sa grand-mère a volé une recette de gâteau au miel à la sienne quand elles étaient encore filles à marier – se rangera dans le camp du « double “deux” ».

— Des créatures nocives, vraiment, convint Talmanes d’un ton égal.

Même quand tout l’y incitait, cet homme riait rarement.

— Quand elles en ont enfin terminé, reprit Mat, intarissable, tu te retrouves sans un rond et avec une liste de corvées longue comme le bras. Sans compter les recommandations sur ta façon de t’habiller. Le crâne douloureux, tu ne te lèves toujours pas. Et là, peut-être pour préserver ta santé mentale, tu commences à te demander si les dés n’affichaient pas un double « deux », après tout. Voilà ce que c’est, raisonner avec une femme. Crois-en un type qui sait de quoi il parle.

— Et qui en parle longuement, en plus…

— Tu ne te paierais pas ma tête, l’ami ?

— Moi ? Mat, tu sais que je n’oserais jamais…

— Dommage… (Le jeune flambeur coula un regard soupçonneux à son compagnon.) Rire un peu ne me ferait pas de mal. (Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.) Vanin, dans quel trou oublié du Ténébreux sommes-nous ?

Le voleur de chevaux repenti et bedonnant leva les yeux de la carte qu’il étudiait – grâce à un judicieux système de planche fixée à sa selle, il pouvait la consulter en chevauchant. Et il ne s’en privait pas depuis le lever du soleil.

À la base, Mat lui avait demandé de leur faire traverser le Murandy en toute discrétion. Pas de les perdre dans les montagnes pendant des mois.

— C’est le pic de l’Aveugleur, dit Vanin en pointant un index boudiné sur une montagne au sommet plat à peine visible entre les branches de pin. Enfin, je crois… Il peut aussi s’agir du mont Sardlen.

La colline raplapla ne ressemblait pas du tout à un mont. D’ailleurs, il n’y avait presque pas de neige sur son sommet. Cela dit, dans ce coin, les « montagnes » n’avaient rien d’impressionnant, surtout quand on les comparait aux montagnes de la Brume, à Deux-Rivières. Ici, au nord-est des monts Damona, on apercevait une succession de quasi-taupinières. Un terrain difficile, mais gérable quand on y était vraiment décidé.

Et Mat était rudement décidé !

Décidé à ne plus se faire coincer par les Seanchaniens et à ne plus être aperçu par quiconque n’était pas censé savoir qu’il traînait dans le coin. Jusque-là, la note du boucher s’était révélée salée. Il urgeait de sortir de ce maudit pays – un nœud coulant, oui !

Mat tira sur ses rênes pour se laisser rattraper par Vanin.

— Alors, c’est le pic ou le mont ? Si on allait demander à maître Roidelle ?

La carte appartenait au génie du repérage géographique. Sans lui, la colonne n’aurait jamais déniché cette route. Pourtant, Vanin insistait pour guider la colonne. Un cartographe, affirmait-il, n’avait rien à voir avec un éclaireur. Des soldats dignes de ce nom ne pouvaient pas se laisser mener par un vieux savant poussiéreux.

De fait, maître Roidelle n’avait aucune expérience pratique. Érudit et académicien, il pouvait gloser à l’infini sur une carte. Niveau sens de l’orientation, sur une route défoncée, avec un rideau d’arbres de chaque côté et des montagnes toutes pareilles, il était aussi mauvais que Vanin.

Mais ce n’était pas tout… Le voleur de chevaux semblait craindre le cartographe, comme s’il lorgnait son poste de guide de la Compagnie.

Mat n’aurait jamais cru que le gros Vanin était si fragile. Dans d’autres circonstances – par exemple, s’ils n’avaient pas passé leur temps à se perdre –, cette idée l’aurait sûrement amusé.

— Ce devrait être le mont Sardlen, maugréa Vanin. Oui, c’est ça ! Je l’aurais parié…

— Ce qui signifie ?

— Qu’on continue sur cette route, comme je te l’ai dit il y a une heure. Comment veux-tu faire traverser la forêt à une troupe pareille ? Donc, on reste où on est.

— Je demandais, c’est tout, fit Mat en tirant sur le bord de son chapeau pour se protéger les yeux du soleil. Un chef doit poser des questions de ce genre.

— Je pourrais partir en éclaireur, grogna Vanin, l’air furibard. (Il adorait paraître en rage.) Si c’est bien le mont Sardlen, il doit y avoir un gros village à une heure ou deux d’ici. De la prochaine butte, je devrais pouvoir le repérer…

— Pars devant, alors, capitula Mat.

Des éclaireurs ouvraient la voie, bien entendu, mais pas un n’arrivait à la cheville de Vanin. Malgré sa corpulence, ce bonhomme pouvait approcher assez d’un camp pour compter les poils de barbe des sentinelles. Et probablement être fichu de repartir avec leur rata.

Regardant de nouveau la carte, il secoua la tête.

— Maintenant que j’y pense, marmonna-t-il, c’est peut-être bien le mont Favlend…

Avant que Mat ait pu ouvrir la bouche, il s’éloigna au trot.

Résigné, Mat rattrapa Talmanes, qui secoua la tête.

Ce Cairhienien était un sacré type. Au début de leur association, Mat l’avait pris pour un pisse-froid incapable de s’amuser. Mais il avait changé d’idée. Talmanes n’était pas sinistre, simplement réservé. Mais parfois, ce noble très distingué s’autorisait un clin d’œil, comme s’il voulait manifester au monde qu’il ne le prenait pas au sérieux malgré sa mine austère et ses lèvres qui ne s’étiraient jamais.

Aujourd’hui, il portait une veste rouge brodée de fil d’or, et son front, rasé, était poudré à la mode du Cairhien. Le ridicule poussé à son comble, mais qui était Mat pour porter un jugement pareil ? Même si la mode lui passait très au-dessus de la tête, Talmanes restait un brave type et un officier loyal. De plus, il avait un goût très sûr en vins.

— Ne fais pas cette tête, Mat, dit-il en tirant sur sa pipe au fourneau cerclé d’or.

Où avait-il déniché cette bouffarde ? C’était la première fois que Mat la lui voyait.