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— Tes hommes ont les poches et le ventre pleins, et ils viennent de remporter une grande victoire. Que peut demander de plus un soldat ?

— Nous avons enterré mille types, marmonna Mat. Ce n’est pas une victoire.

Dans sa tête, les souvenirs qui ne lui appartenaient pas lui soufflaient d’être fier. La bataille avait bien tourné. Mais ça n’effaçait pas les braves gars tombés sous son commandement.

— Des pertes, il y en a toujours, rappela Talmanes. Tu ne dois pas te laisser ronger par ça. C’est le métier !

— Justement ! Quand on ne se bat pas, il n’y a pas de pertes.

— Alors, pourquoi cherches-tu les champs de bataille avec une lanterne ?

— Faux, mon ami ! Je ferraille quand je ne peux pas l’éviter.

Par le sang et les fichues cendres, c’était la stricte vérité ! Pour qu’il se batte, il fallait qu’on l’y force. Mais pourquoi est-ce que ça arrivait tout le temps ?

— Si tu le dis, Mat… (Talmanes retira la pipe de sa bouche et pointa le tuyau sur son chef.) Mais quelque chose te travaille, et ce n’est pas d’avoir perdu des hommes.

Nobles de malheur ! Même ceux qui étaient à peu près buvables, comme Talmanes, pensaient toujours en savoir plus long que les autres.

Bien entendu, Mat était désormais un noble, lui aussi. Talmanes s’était fichu de lui pendant quelques jours, jusqu’à ce qu’il lui souffle dans les bronches. Les Cairhieniens faisaient toute une affaire de ces histoires de titres et de rangs.

Une fois les conséquences de son mariage avec Tuon assimilées, Mat avait éclaté d’un rire tragique. Et avec ça, ses gars pensaient qu’il avait de la chance ! Bon sang, un veinard aurait échappé à ce destin. Prince des Corbeaux de malheur ! Et d’abord, que voulait dire ce titre ?

Mais pour l’instant, il devait se soucier de ses hommes. Regardant par-dessus son épaule, il étudia les rangs de cavaliers, les arbalétriers montés avançant derrière eux. Des milliers d’hommes, toutes leurs bannières en berne. Sur cette route, il ne devait pas passer grand monde, mais au cas où, Mat ne voulait pas que les gens bavassent.

Les Seanchaniens le traquaient-ils ? Tuon et lui savaient tous les deux qu’ils n’étaient pas dans le même camp, et elle avait vu de quoi la Compagnie était capable.

Cette femme l’aimait-elle ? Eh bien, ils étaient mariés, mais les Seanchaniens ne voyaient pas les choses comme les gens normaux. Prisonnière de Mat, Tuon n’avait jamais esquissé un geste pour s’enfuir. Ça ne l’empêcherait pas de lancer des troupes contre lui, si elle estimait la démarche bonne pour l’Empire.

Oui, elle pouvait le faire poursuivre. Mais cette éventualité le perturbait beaucoup moins qu’une idée obsédante : la possibilité qu’elle n’ait pas atteint Ebou Dar vivante.

Quelqu’un avait mis une très forte prime sur la tête de Tuon. Ce félon, chef de l’armée récemment vaincue, pourrissait sous terre. Son corps, en tout cas… Mais avait-il comploté seul ? Et s’il y avait d’autres traîtres, Mat n’avait-il pas jeté Tuon entre leurs griffes ?

Ces questions le hantaient.

— Tu crois que j’ai eu raison de la laisser partir ? s’entendit-il demander à Talmanes.

Le Cairhienien haussa les épaules.

— Tu avais donné ta parole, Mat. Selon moi, le Seanchanien costaud aux yeux déterminés et à l’armure noire aurait très mal réagi si tu avais voulu la garder.

— Elle est peut-être toujours en danger…, souffla Mat comme s’il parlait tout seul. Je n’aurais pas dû la perdre de vue. Stupide femme !

Talmanes braqua de nouveau sa pipe sur le jeune flambeur.

— Mat, tu m’étonnes beaucoup. Tu parles comme un fichu mari, mon vieux !

Choqué, Mat cessa de regarder derrière lui.

— Pardon ? Que veux-tu dire ?

— Rien, Mat… Rien du tout. Mais ta façon de te languir d’elle me…

— Je ne me languis pas ! explosa le jeune flambeur.

Rageur, il tira sur son chapeau puis sur son foulard. Sur sa poitrine, le poids du médaillon le réconforta.

— Je m’inquiète, c’est tout. Elle en sait long sur la Compagnie, et elle pourrait le répéter aux mauvaises personnes.

Pas convaincu du tout, Talmanes tira sur sa pipe. Alors que les deux hommes chevauchaient en silence, Mat capta le bruissement des aiguilles de pin et, dans son dos, crut entendre des rires de femmes. Les Aes Sedai, qui progressaient pas très loin de lui ? Même si elles se détestaient souverainement, ces sœurs, en public, semblaient toujours s’entendre comme larronnes en foire. Mais comme il l’avait expliqué à Talmanes, ces dames cessaient de se sauter à la gorge dès qu’un homme se pointait, leur offrant une bien meilleure cible.

Avec les nuages qui dérivaient dans le ciel, Mat n’avait plus vu un vrai rayon de soleil depuis des jours. Même chose pour Tuon…

Dans son esprit, les deux choses semblaient liées. Y avait-il vraiment un lien ?

Pauvre crétin ! s’invectiva-t-il. Encore un effort et tu penseras comme elle, voyant un présage dans chaque brin d’herbe et un augure dès qu’un lapin traversera ta route ou qu’un cheval lâchera un vent.

Cette variante de voyance n’avait aucun sens. Pourtant, il devait l’avouer, Mat frissonnait chaque fois qu’il entendait un hibou ululer deux fois.

— As-tu jamais aimé une femme, mon ami ? demanda-t-il à Talmanes.

— Plusieurs, répondit le Cairhienien, la fumée de sa pipe flottant dans son sillage.

— En envisageant d’en épouser une ?

— Non, que la Lumière en soit louée ! (Talmanes sembla mesurer l’énormité de ce qu’il venait de dire… à un jeune marié.) C’est juste parce que l’occasion ne s’est pas présentée, Mat… Pour toi, je suis sûr que ce sera un succès.

Mat se rembrunit. Quand Tuon avait finalement choisi d’officialiser leur union, n’aurait-elle pas pu attendre qu’ils soient seuls ?

Non, elle avait prononcé trois fois la même phrase devant tout le monde, y compris les Aes Sedai. En d’autres termes, Mat était fichu ! Pour garder un secret, il n’y avait pas mieux que les sœurs, sauf quand la divulgation dudit secret pouvait embarrasser Matrim Cauthon ou lui nuire. Dans ce cas, la nouvelle circulait dans le camp en une journée – et se répandait aussi dans les trois villages environnants, s’il y en avait autant. À l’autre bout du monde, la mère de Mat devait déjà être informée de ses épousailles.

— Je ne renoncerai ni au jeu ni à la boisson, annonça Mat.

— Comme tu l’as déjà dit trois ou quatre fois, confirma Talmanes. Si j’entre sous ta tente en pleine nuit, tu crois que je t’entendrai marmonner dans ton sommeil : « Je continuerai à jouer et à boire, pour sûr que oui. À flamber comme un fou ! Où est ma maudite chope ? Quelqu’un veut me la jouer aux dés ? »

Une tirade débitée d’un ton égal et sans un sourire – sauf dans les yeux du militaire, quand on savait regarder.

— Je tiens à ce que tout le monde le sache, rappela Mat. Personne ne doit penser que je me ramollis parce que… Bon, tu vois ce que je veux dire.

Talmanes eut un regard consolant pour son chef.

— Tu ne deviendras pas une chiffe molle parce que tu as une épouse, mon vieux. Certains des grands capitaines ne sont-ils pas mariés ? Davram Bashere, c’est sûr. Rodel Ituralde aussi. Non, ça ne fera pas de toi une mauviette.

Mat acquiesça vivement. Au moins, c’était clair.

— En revanche, tu pourrais devenir un vrai éteignoir…

— Compris, fit Mat. Au prochain village, nous irons jouer aux dés, tous les deux.

Le Cairhienien fit la grimace.

— Avec le genre de retour sur investissement minable qu’on trouve dans ces bourgs de montagne ? Par pitié, Mat ! Encore un effort, et tu voudras que je boive de la bière.

— Plus de joute verbale, fit Mat.

Dans son dos, il venait d’entendre des voix familières.