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JEAN-CHRISTOPHE GRANGÉ

La Terre des morts

PREMIÈRE PARTIE

1

Le Squonk avait tout pour lui déplaire. Une boîte de strip-tease, soi-disant branchée, située au troisième sous-sol d’un immeuble décrépit du Xe arrondissement. Marches, murs, sol, plafond, tout y était noir. Quand Stéphane Corso, chef du groupe 1 de la Brigade criminelle, avait plongé dans l’escalier, un sourd vrombissement lui avait aussitôt vrillé l’estomac — il avait pensé au métro… Pas du tout : simple effet sonore à la David Lynch, histoire d’achever de vous oppresser.

Après un couloir décoré de photos de pin-up fifties éclairées par une fine rampe de leds, un bar vous accueillait. Derrière le comptoir, les traditionnelles rangées de bouteilles étaient remplacées par des images en noir et blanc de sites industriels vétustes et d’hôtels abandonnés. No comment.

Corso avait suivi les autres spectateurs et obliqué à droite pour découvrir une salle en pente aux fauteuils rouges. Il s’était installé dans un coin, voyeur parmi les voyeurs, et avait attendu que les lumières s’éteignent. Il était venu pour flairer le terrain et, de ce point de vue, il était servi.

D’après le programme (une page de plastique noir écrite en blanc, genre radiographie), on en était aux deux tiers du show et Corso se demandait pour la centième fois par quel snobisme bizarre ce genre de prestations ringardes (on avait opté pour la terminologie américaine, on parlait désormais de « new burlesque ») était revenu à la mode.

Il s’était déjà farci Miss Velvet, une brune coiffée à la Louise Brooks et couverte de tatouages, Candy Moon et sa danse des sept voiles, Gypsy La Rose, capable d’ôter ses chaussures en faisant le petit pont. On attendait Mam’zelle Nitouche et Lova Doll… Corso n’avait jamais été attiré par ce type de shows et le physique de ces dames ne l’incitait pas à l’indulgence : plutôt grasses, surmaquillées et grimaçantes, elles se situaient aux antipodes de ce qui l’excitait.

Cette pensée lui rappela Émiliya et les premières conclusions du divorce que son avocat lui avait envoyées dans la journée. C’était la véritable raison de sa mauvaise humeur. En matière juridique, ces conclusions ne marquaient pas la fin de la procédure mais au contraire le début des hostilités. Un torrent d’injures et de mensonges, dictés par Émiliya elle-même, auxquels il allait falloir répondre avec la même virulence.

L’enjeu du combat était leur enfant, Thaddée, petit garçon qui marchait sur ses 10 ans et dont il voulait obtenir la garde principale. Corso ne luttait pas tant pour conserver son fils que pour l’éloigner de sa mère — à ses yeux le mal absolu : une haute fonctionnaire d’origine bulgare, adepte du SM dur. En remuant ces idées, une giclée acide lui inonda la gorge et il se dit que tout ça allait finir en ulcère, en cancer du foie ou, pourquoi pas, en homicide volontaire.

Mam’zelle Nitouche était arrivée. Corso se concentra. Une blonde à peau laiteuse et hanches de mammouth. Elle ne portait déjà plus qu’un boa de plumes, deux étoiles argentées sur les mamelons et un string noir qui avait bien du mal à faire le tour du sujet. Soudain, l’artiste se pencha pour farfouiller dans son derrière. Elle finit par y dénicher une guirlande de Noël qu’elle extirpa en jappant comme un petit chien. Corso n’en croyait pas ses yeux. L’effeuilleuse se mit à tourner sur elle-même telle une toupie géante en équilibre sur ses talons de 12, faisant virevolter son ruban de soie sous les applaudissements enthousiastes des spectateurs.

Il se résolut à envisager enfin la raison de sa présence à 23 heures passées dans ce rade obscur. Douze jours auparavant, le vendredi 17 juin 2016, le cadavre d’une artiste du Squonk, Sophie Sereys, alias Nina Vice, 32 ans, avait été retrouvé aux abords de la déchetterie de la Poterne des Peupliers, près de la place d’Italie. Nue et ligotée avec ses sous-vêtements, la jeune femme avait été défigurée d’une manière horrible : le tueur avait figé son visage sur un cri démesuré en incisant les commissures de ses lèvres jusqu’aux oreilles et en lui enfonçant une pierre au fond de la gorge pour maintenir la bouche largement ouverte.

L’enquête avait été confiée au commandant Patrick Bornek, patron du groupe 3 de la Brigade criminelle. Le flic, qui connaissait son boulot, avait appliqué la méthode standard : photos et prélèvements sur la scène de crime, porte-à-porte, visionnage des bandes de vidéosurveillance, audition des proches, recherche de témoins, etc.

On s’était intéressé en priorité aux clients du Squonk. Bornek s’imaginait faire moisson d’obsédés sexuels et de pervers déglingués. Il en avait été pour ses frais : la clientèle était composée de jeunes branchés, de financiers cokés, d’intellos amateurs de second degré qui trouvaient très chic d’assister à des spectacles d’un autre temps. Par ailleurs, la recherche des pointus et autres violeurs récemment libérés ou dans la ligne de mire de la BRP n’avait rien donné non plus. L’équipe de Bornek avait aussi creusé chez les adeptes du bondage — les liens avec les sous-vêtements rappelant les pratiques BDSM. En vain.

Tous les fichiers criminels informatisés avaient été passés au crible, du TAJ (Traitement des antécédents judiciaires) au Salvac (Système d’analyse des liens de la violence associée au crime), pour n’obtenir à l’arrivée qu’un zéro pointé. On avait également étudié les quelques plaintes impliquant des sous-vêtements. Rien à retenir, sauf si on voulait ouvrir une boutique de lingerie féminine.

L’enquête de voisinage, côté déchetterie et aussi à l’adresse de la victime, rue Marceau à Ivry-sur-Seine, s’était réduite à peau de balle. La nuit du 15 au 16 juin, Sophie Sereys était rentrée chez elle en Uber à 1 heure du matin. Le chauffeur l’avait déposée devant son immeuble et on ne l’avait plus jamais revue. Le lendemain étant son jour de repos, personne au Squonk ne s’était inquiété. Quant à la déchetterie, c’étaient des ouvriers polonais venus déposer leurs gravats qui avaient aperçu le cadavre. Auparavant, ni les vigiles ni les caméras n’avaient repéré le moindre détail suspect.

On avait dressé le portrait de la victime, fouillé son passé. Sophie se considérait comme une artiste et courait après ses heures travaillées comme n’importe quel intermittent du spectacle. Peu d’amis, pas de boyfriend, aucune famille. Elle était née sous X, ce qui signifiait que personne, même pas les flics, ne pouvait connaître l’identité de ses parents biologiques, et elle avait grandi dans l’est de la France, au gré des foyers et de ses familles d’accueil. Après avoir obtenu un BTS de gestion à Grenoble, elle était montée à Paris en 2008 pour se consacrer à ses vraies passions, la danse et l’effeuillage.

Pas grand-chose non plus du côté de ses employeurs. « Artiste chorégraphique », selon le code APE du Pôle emploi spectacle, l’effeuilleuse ne travaillait que trois jours par semaine au Squonk et multipliait les petits jobs le reste de la semaine. Elle cachetonnait dans des boîtes de province, donnait des prestations privées pour les enterrements de vie de garçon et proposait des cours d’effeuillage pour les enterrements de vie de jeune fille. À croire que le strip-tease était la première et dernière idée des jeunes gens avant le mariage…

Bornek, qui n’était pas contre quelques clichés, avait supposé que Sophie arrondissait ses fins de mois en couchant avec ses admirateurs. Il avait tort. On n’avait pas trouvé l’ombre d’un micheton. Elle préférait les activités sportives et spirituelles : hatha yoga, méditation, marathon, VTT… Ce qui ne l’empêchait pas de croiser chaque mois des centaines de mecs au fil de ses shows ou des pistes cyclables. Autant de suspects anonymes.