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Au bout d’une semaine, Corso avait senti le dossier se rapprocher dangereusement. En l’absence de résultat, il arrive chez les flics qu’on change d’équipe, ne serait-ce que pour se donner le sentiment d’avancer. D’autant que dans cette histoire, la pression médiatique culminait. On avait ici tous les ingrédients d’un bon vieux fait divers — du cul, du sang, du mystère…

Bref, Catherine Bompart, patronne de la BC, avait obtenu du parquet une prolongation du délai de flagrance — période où les flics travaillent sans juge ni contrainte —, puis avait convoqué Corso dans son bureau. Stéphane avait renâclé. Bompart l’avait rapidement recadré : il n’avait pas le choix — elle n’était pas simplement sa supérieure hiérarchique mais sa « marraine de cœur », celle qui lui avait évité de finir en taule, comme tous les voyous qu’il arrêtait depuis près de vingt ans.

Le passage de relais datait du matin même. Il s’était enfermé toute la journée avec le dossier — déjà cinq classeurs épais —, puis avait annoncé la nouvelle aux membres de son groupe en fin d’après-midi en leur distribuant un topo qu’il avait lui-même rédigé. Il leur avait ordonné de s’organiser avec les affaires en cours pour pouvoir attaquer dès le lendemain. Briefing à 9 heures.

Les lumières de la salle se rallumèrent. Mam’zelle Nitouche avait remballé ses guirlandes et sans doute Lova Doll était-elle passée aussi. Il n’avait rien vu. Maintenant que chacun se levait, il surprenait les mines hilares et satisfaites du public. Encore une fois, mais c’était une sensation familière, il éprouva une bouffée de haine à l’égard de tous ces honnêtes gens.

Il les laissa filer et repéra une porte noire à droite de la scène, le backstage. Il était temps de rendre une petite visite au maître des lieux, Pierre Kaminski.

2

Corso le connaissait de longue date — il l’avait lui-même arrêté en 2009 alors qu’il bossait à la BRP — et se remémora le pedigree du lascar.

Né dans les environs de Chartres en 1966, Pierre Kaminski avait quitté la ferme familiale à 16 ans. D’abord punk à chien, il était devenu jongleur, puis cracheur de feu, avant de s’embarquer pour les États-Unis à 22 ans. Là-bas, il avait fréquenté le milieu du off-Broadway (c’était du moins ce qu’il racontait) avant de revenir en France en 1992 pour monter une boîte de nuit près de la République, Le Charisma. Trois ans plus tard, il était arrêté et condamné pour coups et blessures sur une de ses serveuses. Sursis. Faillite. Disparition.

Plus tard, il était revenu avec une boîte à partouzes près du canal Saint-Martin, Le Chafouin. Affaire florissante avant qu’il ne tombe cette fois pour proxénétisme. Trois ans de placard ferme. Il n’en avait fait que deux. En 2001, le boss renaissait encore de ses cendres et montait Le Shar Pei, un club de strip-tease rue de Ponthieu qui avait marché huit années durant avant de fermer pour « trafic d’êtres humains ». Kaminski avait écopé d’une nouvelle inculpation et avait même été, dans la foulée, soupçonné du meurtre d’une de ses danseuses, retrouvée défigurée dans une poubelle à quelques blocs de l’établissement. Il était sorti blanchi de ces accusations (témoins et plaignants avaient disparu) et s’était évanoui de nouveau. Il faisait bien parce que Corso, qui était convaincu de sa culpabilité, aurait bien réglé l’affaire à sa façon. Finalement, le maquereau était réapparu en 2013 et avait ouvert Le Squonk qui ne désemplissait pas.

Corso atterrit dans un vestiaire dont deux murs étaient occupés par des portants chargés de costumes, le troisième alignant des miroirs-loges bordés d’ampoules. Il régnait ici un joyeux bordel : des produits de maquillage couvraient les tables, des valises à roulettes, des chaussures, des accessoires jonchaient le sol dans un désordre de champ de bataille.

La plupart des Miss avaient encore les fesses à l’air. Dans un coin, une stage kitten (l’équivalent des ramasseuses de balles sur un court de tennis sauf qu’il s’agissait ici de soutiens-gorge et de culottes) raccrochait sa moisson sur des cintres. Un danseur de claquettes, noir de peau, rose de costume, revissait les fers de ses chaussures, assis sur un tabouret.

— Kaminski, fit Corso en s’adressant au Black.

Le gars le jaugea d’un coup d’œil. Il ne parut ni surpris ni effrayé par ce nouveau flic : depuis l’assassinat de Nina, les schmidts défilaient ici en rangs serrés.

— Au fond du couloir.

Corso enjamba un hamburger gonflable de la taille d’un pouf, des coiffes à plumes, des corsets satinés, des colliers tahitiens… D’un coup, il éprouva de la tendresse pour ces filles qui créaient leur propre numéro, cousaient leurs frusques et mettaient au point leur chorégraphie. Il songea à sa propre enfance, quand il se déguisait en Indiana Jones ou imitait Bruce Lee devant la glace du dortoir.

Corso entra sans frapper. La première chose qu’il vit fut un régisseur, debout sur une échelle, qui réparait un plafonnier. La deuxième fut Kaminski lui-même, torse nu, pantalon de treillis, les poings sur les hanches, surveillant l’opération comme s’il s’agissait de la construction du pont de la rivière Kwaï.

Sous sa coupe de légionnaire, l’homme arborait un visage sec tout en angles droits. Sa carrure était à l’avenant — muscles au cordeau, affûtés et prêts à l’emploi. Le marchand de cul le plus célèbre de la capitale ressemblait à un para en rupture de conflit.

— Tiens, dit-il en lançant un bref regard à Corso, v’là la volaille.

Corso remarqua qu’il ne portait pas de chaussures et que le sol était tapissé de coco, ce qui pouvait passer pour une imitation de tatami.

— T’as pas l’air surpris de me voir.

— Ces derniers temps, j’ai vu passer ici assez de flics pour m’en farcir le croupion jusqu’à la gueule.

Corso fit mine de sourire.

— Je suis venu te poser quelques questions.

Sans crier gare, Kaminski se mit en position zenkutsu dachi, jambe avant fléchie, jambe arrière tendue, poings serrés en garde.

— Ça vous a pas suffi de me foutre en garde à vue ?

Le premier réflexe de Bornek avait été d’arrêter Kaminski, rapport à ses antécédents. Encore une erreur. Le commissaire avait dû le libérer quelques heures plus tard après vérification de son alibi.

Kaminski pivota en direction du régisseur et lui balança un mawashi geri (« coup de pied circulaire ») qu’il arrêta à quelques millimètres des jambes. Le technicien semblait avoir l’habitude car il ne broncha pas.

— Vous êtes venus ici une dizaine de fois, reprit le taulier. Vous avez interrogé mes danseuses, convoqué mon personnel, emmerdé mes clients. Mon nom et celui de ma boîte sont traînés dans la merde depuis une semaine. Pas bon pour le commerce tout ça.

— Tu parles. Depuis le meurtre de Nina, tu fais salle comble. Rien ne vaut le goût du sang pour attirer le chaland.

L’autre ouvrit ses bras en signe d’alléluia.

— Tu m’as enfin trouvé un mobile !

— Parlons sérieusement… d’homme à homme.

Le proxo éclata de rire.

— Ho, Corso, comment tu m’parles, là ? On a pas été aux putes ensemble. Notre dernier contact, si j’me rappelle bien, c’est quand tu m’as envoyé au ballon en 2009.

Corso ne releva pas — de la provocation de voyou standard.

— Je voudrais que tu me fasses un portrait de Nina… humain, intime. Tu étais proche d’elle, non ?