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Corso y avait passé son adolescence et se souvenait du moindre détail du décor : dans les parties communes, les portes étaient de couleur vive et les parois couvertes de crépis bigarrés. Dans les appartements, les murs étaient ronds et le sol couvert d’une moquette qui évoquait un gazon coupé très ras. Il y avait là beaucoup d’espace, beaucoup d’utopie, que les habitants s’étaient empressés de vandaliser, de souiller, de détruire. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse.

Depuis le boulevard circulaire de la Défense, il vit les tours se dessiner sur fond indigo. 3 h 45. Il était dans les temps. Lambert lui avait précisé qu’ils taperaient à 4 heures pile — les Stups avaient obtenu du juge des libertés et de la détention (JLD) l’autorisation d’effectuer une perquise nocturne.

Il sortit du boulevard circulaire et franchit un réseau d’immeubles d’affaires, verre, acier et lignes épurées, qui n’existait pas du temps de sa jeunesse. Au premier rond-point, il vit que les festivités avaient déjà commencé. Des éclairs de gyrophares suçaient la base des tours. Des détonations éclataient dans la nuit. Des voitures de police le doublaient à pleine vitesse en faisant hurler leurs pneus.

Corso plaça son gyro sur le toit et brancha sa radio. L’appel explosa dans un tonnerre de crachouillis :

— TN5 à toutes les patrouilles, un flic au sol. TN5 à toutes les patrouilles, je répète : un flic au sol !

Lambert n’avait pu avancer l’heure de l’opération. S’étaient-ils déjà fait repérer par les choufs, les guetteurs des cités ? Le groupe était-il tombé dans un piège ? Il suffisait d’un rien pour que le flag change de camp.

Corso fut obligé de piler au deuxième rond-point, bloqué par des fourgons garés en quinconce. Tout ce qui portait un uniforme à Nanterre semblait s’être donné rendez-vous ici. À vue de nez, Corso repéra les mecs de la BAC, les gars de la SDPJ 92, les flics en uniforme des offices centraux et commissariats qui pullulaient dans le coin (ironiquement, une annexe du ministère de l’Intérieur se trouvait rue des Trois-Fontanot, à quelques centaines de mètres de là).

Il se parqua sur un trottoir et bondit hors de sa voiture. Coffre. Gilet balistique. Sig Sauer SP 2022. Il remonta l’avenue arme au poing, le long des voitures stationnées, essayant de piger ce qui se passait. La zone d’affrontement se concentrait au pied de la deuxième tour Aillaud en partant du rond-point. Précisément celle qu’il avait habitée.

Au premier planton qu’il croisa, Corso montra son badge en criant :

— Qu’est-ce qui se passe ici ?

— Brigadier Ménard. Commissariat de Nanterre.

— Je t’ai posé une question : qu’est-ce qui se passe ?

— Seulement deux escouades. On en attend trois autres.

Corso se demanda si le gars se foutait de sa gueule ou s’il avait fumé puis il comprit. Il s’approcha encore et lui hurla dans l’oreille :

— Retire-moi ces putains de bouchons !

Le flicard sursauta puis ôta ses oreillettes antibruit.

— Excusez-moi, bredouilla-t-il, je… j’les avais oubliées. (Le gars tremblait des pieds à la tête, tenant son artillerie d’une main frémissante.) Vous… vous disiez ?

— Qu’est-ce-qui-se-passe-ici ?

— On sait pas. Ça tire depuis dix minutes…

Corso continua à gravir l’avenue à petites foulées, les deux mains vissées sur son calibre. Il discernait maintenant plusieurs éléments éclaboussés par les rampes à leds. Sur sa droite, en contrebas de la tour, derrière les dunes de pavés qui tiennent lieu d’espaces verts dans ce quartier, deux flics en gilet pare-balles tiraient au fusil à pompe.

À gauche, de l’autre côté de l’avenue, un cordon de sécurité maintenait les éventuels curieux à distance, mais personne ne s’était risqué près de la zone de combat.

Plissant les yeux, Corso repéra plusieurs flics à l’abri derrière les voitures. Il vit aussi une grosse femme portant voile et djellaba, debout parmi les combattants, qui hurlait sous les réverbères :

’Iibni ! ’Iibni ! ’Ayn hu ? ’Ayn hu ?

Il connaissait assez de mots arabes pour saisir le message : « Mon fils ! Mon fils ! Où est-il ? Où est-il ? » À genoux devant elle, un flic de la BAC cagoulé agrippant sa robe pour l’obliger à se baisser.

Corso s’avança encore du côté des tours et dépassa plusieurs flics en armes qui tiraient au jugé. Les balles sifflaient dans l’air comme les derniers feux de Bengale d’une fête délétère. En toile de fond, les interférences des radios en rajoutaient dans le chaos.

Alors qu’il se mettait à couvert derrière des conteneurs de poubelles, il tomba sur un cadavre. Son visage avait été emporté par une rafale. Une mare de sang engluait les roulettes des bennes et les sacs-poubelle posés par terre. Corso lui-même, un genou au sol, venait de s’en foutre partout. ’Iibni ! ’Iibni ! ’Ayn hu ? ’Ayn hu ? Sans doute le fameux fils.

Il gravit la dune de pavés qui le séparait du champ de bataille. D’abord, il ne vit rien, sinon des éclairs qui déchiraient la nuit. Puis il discerna les écailles du gigantesque serpent qui décorait le parvis. Alors seulement il découvrit un tableau sidérant. Au-dessus des bancs publics, un homme était pendu à un réverbère — sa tête dessinait un angle droit avec l’axe du lampadaire.

Lambert et ses hommes étaient planqués sous le porche ovale de l’immeuble et tiraient à tour de rôle. Entièrement vêtus de noir, engoncés dans leurs gilets pare-balles, leur seule touche de couleur était leur brassard rouge. Un bandeau de deuil pour des funérailles pourpres.

Corso courut les rejoindre. Avant même de les saluer, il remarqua qu’ils tenaient tous des fusils d’assaut semi-automatiques HK G36 chargés de munitions de 5,56 millimètres, le calibre standard de l’Otan.

Balançant un coup d’œil par-dessus son épaule, Lambert éclata d’un rire sous haute tension.

— T’as pu te libérer ? Tu vas en avoir pour ton pognon.

5

— Le pendu, c’est qui ? demanda Corso en essayant de regarder par-dessus les épaules des flics.

— Notre indic. Ce con s’est fait alpaguer après nous avoir filé le tuyau. Il a dû nous balancer. Résultat, c’est nous qu’on attendait…

Dans l’ombre du hall, Corso distinguait mieux ses collègues. Lambert était un grand mec livide à la tignasse couleur de foin et aux sourcils décolorés. Une peau vérolée et des dents pourries complétaient le tableau. Ses adjoints faisaient la paire : l’un portait des tatouages de mareros du cou jusqu’aux tempes, l’autre arborait un « sourire tunisien », cicatrice qui s’étirait de la commissure des lèvres à son oreille, souvenir de dealers qu’il avait mis au trou.

— V’là le topo, annonça Lambert. Derrière le serpent, y a les frères Zaraoui et leurs complices qui nous tirent dessus. Derrière eux, aux abords d’la tour qu’tu vois au fond, y a les potes du pendu qui mitraillent de leur côté. De temps en temps, les premiers se souviennent des seconds et leur envoient quelques bastos avant de décharger à nouveau sur nous. D’autres fois, ce sont ceux du fond qui se rappellent qu’il y a des flics dans le coup et nous expédient quelques rafales. Un vrai threesome.