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San-Antonio

La tombola des voyous

Les personnages, les têtes de vaches composant ce récit n’ont aucun rapport avec des personnes existant ou ayant existé. Toute ressemblance serait donc accidentelle.

San-A.

PREMIÈRE PARTIE

SOUS LE SIGNE DU TAUREAU

CHAPITRE PREMIER

UNE SALE TÊTE

En pénétrant dans le burlingue de Bérurier, je me frotte les lampions à la peau de chamois car je me crois l’objet d’une hallucination ! Que dis-je ! de la plus hallucinante des hallucinations sélectionnées par le Congrès international de la magie.

Mon éminent collaborateur, en effet, se tient près de la croisée dans une tenue assez insolite pour un inspecteur des services secrets. Il est chaussé de bottes cuissardes, porte un suroît en toile huilée, un chapeau de même métal et s’évertue à enfiler bout à bout les tronçons décroissants d’une canne à pêche.

En m’apercevant, il émet un cri qu’on peut situer entre le barrissement de l’éléphant et la douleur manifestée par un gendarme qui s’est pris les poils des mollets dans son pédalier.

— Qu’est-ce que tu penses de moi ? interroge-t-il.

Sachant que « toute vérité n’est pas bonne à dire », je m’abstiens de lui répondre. Il prend mon ahurissement pour de l’admiration et cherche une pose altière.

— Dis, mec, insiste-t-il, j’ai pas de l’allure ?

Et de bomber le torse comme un crapaud-buffle.

Ça fait craquer le survêtement huilé. Quand il remue à l’intérieur de ce machin-là, on dirait un vieux cheval qui bouffe des gaufrettes.

— Une allure inouïe, admets-je. Tu ressemble à Surcouf et au bonhomme des sardines Amieux… Tu devrais te faire photographier, je suis certain que les P.T.T. t’achèteraient le cliché un prix fou pour le coller sur leurs calendriers de l’année prochaine. Les bonnes gens ont la folie du terre-neuva ; la goélette, ça leur porte à l’imagination…

Content de cette appréciation, il continue d’enfiler sa canne à pêche. Celle-ci est tellement longue qu’elle dépasse par la porte ouverte. On entend un cri et nous apprenons aussitôt après que le Gros vient de coller son scion dans le carreau de Pinuche. Courtois, il s’excuse. La vieille baderne cavale au lavabo se passer de l’eau sur la frime, et le Gros reprend sa démonstration.

— Qu’est-ce qui se passe ? je questionne. Tu t’engages dans les brise-glace ou quoi, Béru ?

Il pose sa canne à pêche sur le sol et, doctement, s’approche de son bureau. Il cueille un formulaire imprimé.

— Voilà où je m’engage ! déclare-t-il.

Le formulaire est une demande d’admission à « la Belle Gaule du Matin, société de pêche au capital entièrement versé dans la Seine et ses affluents ».

Au dire de Bérurier, c’est un groupement extrêmement important.

— Ils ont été douze fois champions de France à la flottante, assure le Gros. Et ils ont failli être qualifiés pour Melbourne dans la catégorie mouche d’eau !

Je ricane :

— Toi, tu devrais te faire un nom dans la mouche-à-chose ; la spécialisation, c’est le secret de la réussite. Tu pourrais par exemple devenir le roi du maquereau au vin blanc et tu gagnerais tellement de médailles que tu ressemblerais à un portrait de Goering.

— Déconne pas ! tranche le Gros. On verra ce qu’on verra.

Je m’empresse de battre en retraite, histoire de ne pas ternir sa joie.

— J’ai rien contre la pêche à la ligne, bonhomme. Autant pêcher le goujon que d’acheter du gros sel pour se fabriquer une combinaison anti-radioactive !

Le Gros s’assied devant le formulaire et se met en devoir de le remplir en suçotant l’extrémité de son crayon à bille. Lorsqu’il a aspiré toute la recharge et que ses lèvres sont d’un bleu-des-mers-du-sud émouvant, il en est à la rubrique : « Signes particuliers ».

Il m’appelle à la rescousse et, me désignant la ligne vide, me demande :

— Qu’est-ce que je dois mettre ?

Sa voix est aussi lourde de détresse que le S.O.S. lancé par un pétrolier en flammes.

La question mérite qu’on s’y arrête, effectivement. Des signes particuliers, Béru en possède tellement que leur nomenclature intégrale nécessiterait des travaux aussi considérables que ceux de Kepler sur la gravitation.

Je gamberge un peu.

— Je crois qu’il faut condenser, gars !

— Oui, hein ?

Son front est plus ridé qu’un accordéon dans son étui. Muni d’une allumette de la Régie française des tabacs, il fouille les profondeurs de son oreille droite et en ramène de quoi mastiquer tous les vitraux de la cathédrale de Reims après la prochaine guerre.

— À mon avis, reprends-je, la mention « Couennerie congénitale » doit être suffisante. Il existe certainement, de par le monde, d’autres Bérurier prénommés comme toi et qui peut-être sont flics. Mais des Bérurier aussi constipés du bulbe, il n’y en a pas deux à la « Belle Gaule du Matin »…

Bonne pâte, Béru éclate de rire. Il écrit courageusement « néant » sur la ligne en pointillé et se lève. Naturellement, il écrase sous ses puissantes semelles la canne à pêche ! Il refoule sa déception et affirme qu’il réparera le désastre avec du chatterton.

— Qu’est-ce que tu fais, demain matin ? s’informe-t-il.

— Rien de particulier, pourquoi ?

— Je vais aux Halles avec un copain restaurateur…

— Tu fais le marché, maintenant ?

— Non, je veux simplement acheter des claouis de bœuf…

— De bœuf, ça m’étonnerait, ricané-je.

— Enfin, de taureau ! Faut toujours que tu joues sur les mots !

— Pourquoi vas-tu faire ce genre d’emplette ? Tu te déguises en danseur classique et le futal collant t’inquiète… T’as peur qu’il dise tout ! Tu fais un complexe d’absence ?

— Non : c’est pour la pêche !

— Tu espères pêcher quoi avec ça ?

Le Gros plonge dans les régions les plus obscures de sa mémoire, mais n’y découvre pas ce qu’il y cherche.

— Je me rappelle plus : des gros mastards, en tout cas. C’est dans la revue la Pêche chez soi que dirige Georges Courte-Ligne…

Il insiste :

— Viens aux Halles… On cassera une graine après… C’est dit ? Allez, demain on te ramasse chez toi aux aurores !

Vaincu, j’accepte. On m’a toujours dit que ça valait le coup d’œil, les Halles…

Le lendemain, aussi sec, alors que je rêve à une belle gosse dont je vérifie les amortisseurs, une bagnole se met à jouer la « Valse brune » devant la grille de notre jardinet.

Félicie, qui a le sommeil plus léger qu’une pensée libertine, vient frapper à ma chambre.

— Ce sont tes amis, Antoine !

— Va leur ouvrir, m’man, et file-leur une tasse de moka !

Pendant ce temps-là, je m’octroie une douche, me passe la frime au Sunbeam et saute dans mes frusques.

Lorsque je débarque dans la salle à manger, Bérurier est en train d’aspirer le contenu d’un bol de café en émettant un bruit pareil à la confluence de deux égouts. Timidement assis sur le bord de la chaise voisine, son pote le restaurateur me file un regard candide et admiratif. C’est un grand gaillard à la trogne patinée par les appellations contrôlées. Il n’a jamais lu les œuvres complètes de Jules Romains, on le comprend tout de suite à son frontal bas ; mais cela ne l’empêche pas d’être un homme de bonne volonté.

Présentations.

On se pétrit la dextre à tour de rôle. Félicie me sert un bol de caoua. Après quoi, Bérurier me demande la permission de se laver les chailles, parce que, dit-il, il n’a pu le faire chez lui, because le glouglou du lavabo aurait éveillé la mère Béru.