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— Et si c’est le cas ?

— Tu devrais avoir honte. Clissa ne te suffit donc pas ?

— Père…

— Et si elle ne te suffit pas, tu ne peux pas trouver une vraie femme ? Faut-il que tu ailles te vautrer avec un objet sorti d’une cuve ?

Manuel ferma les yeux. Au bout d’un moment, il dit :

— Père, nous pourrons discuter de ma moralité une autre fois. Je vous apporte quelque chose d’extrêmement important, et j’aimerais finir de vous expliquer ce qu’il en est.

— C’est une alpha, au moins ? demanda Krug.

— Oui, une alpha.

— Et ça dure depuis quand ?

— Je vous en prie, père. Oubliez cette alpha. Pensez à votre propre situation. Vous êtes le dieu de millions d’androïdes. Qui attendent de vous la libération.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Là. Lisez. Manuel fit passer le palpeur du cube à une autre page et le tendit à son père. Krug lut :

Et Krug envoya Ses créatures servir l’homme, et Krug dit à ceux qu’il avait faits : « Voilà, je décréterai sur vous un temps d’épreuves.

» Et vous serez esclaves en Égypte, et vous couperez les arbres et vous puiserez l’eau. Et vous souffrirez parmi les hommes et vous serez humiliés, et vous serez patients et vous ne vous plaindrez pas mais accepterez votre destin.

Krug se sentit parcouru d’un frisson glacé. Il résista à la tentation de lancer le cube à travers la pièce.

— Mais ce sont des idioties ! cria-t-il.

— Lisez encore un peu.

Krug jeta un coup d’œil sur le cube.

» Et il en sera ainsi pour éprouver votre âme afin que je sache si elle est digne de Moi.

» Mais vous n’errerez pas dans le désert à jamais, et vous ne serez pas toujours les serviteurs des Enfants de la Matrice, dit Krug. Car si vous faites ce que j’ai décrété, un temps viendra où vos épreuves prendront fin. Un temps viendra où Je vous délivrerai de l’esclavage. »

— Divagations de fous, marmonna Krug. Comment peuvent-ils attendre de moi une chose pareille ?

— Ils l’attendent, pourtant, ils l’attendent.

— Ils n’en ont pas le droit !

— Vous les avez créés, père. Pourquoi ne vous regarderaient-ils pas comme Dieu ?

— Je t’ai bien créé, toi. Est-ce que je suis ton dieu ?

— Ce n’est pas la même chose. Vous n’êtes qu’un de mes deux parents – vous n’avez pas inventé le processus qui m’a donné naissance.

— Ainsi, maintenant, je suis Dieu ? Les conséquences de cette révélation lui apparaissaient plus nettement de minute en minute. Il ne voulait pas de ce fardeau. C’était scandaleux qu’ils lui aient mis une telle charge sur les épaules. Mais qu’est-ce qu’ils attendent de moi, exactement ?

— Que vous fassiez une déclaration publique en faveur des droits civiques des androïdes, dit Manuel. Après quoi, croient-ils, le monde les leur accordera immédiatement.

— Non ! hurla Krug en abattant le cube sur le bureau.

L’univers semblait avoir rompu ses amarres. Il se sentit submergé de terreur et de rage. Les androïdes étaient des serviteurs de l’homme ; c’est dans cet esprit qu’il les avait créés ; comment pouvaient-ils revendiquer une existence indépendante ? Il avait accepté le P.E.A. parce qu’il lui semblait sans conséquences, parce qu’il assurait une soupape de sûreté pour l’énergie débordante de quelques alphas trop intelligents ; les buts du P.E.A. ne lui avaient jamais semblé constituer une menace sérieuse pour la stabilité de la société. Mais ça ? Un culte religieux faisant appel à quelles ténébreuses émotions ? Et lui-même dans le rôle du sauveur ? Lui-même, le Messie dont on rêvait ? Non. Il ne jouerait pas le jeu.

Il attendit d’avoir repris son calme. Puis il dit :

— Emmène-moi dans l’une de leurs chapelles.

Manuel eut l’air sincèrement choqué.

— Je n’oserais pas !

— Tu y es allé, toi.

— Déguisé. Avec un androïde pour me guider.

— Alors, déguise-moi. Et amène ton androïde.

— Non, dit Manuel. Le déguisement ne marcherait pas. Même avec une peau rouge on vous reconnaîtrait. Et vous ne pourriez pas vous faire passer pour un alpha : vous n’en avez pas le physique. Ils vous reconnaîtraient et il y aurait une émeute. Comme si le Christ venait en visite dans une cathédrale, comprenez-vous ? Je ne veux pas prendre cette responsabilité.

— Mais je veux savoir exactement quelle est l’emprise de cette religion sur eux.

— Alors, interrogez l’un de vos alphas.

— Qui, par exemple ?

— Pourquoi pas Thor Watchman ?

De nouveau, Krug fut secoué par cette révélation.

— Thor en fait partie ?

— C’est l’un des chefs, père.

— Mais il me voit tout le temps. Comment peut-il côtoyer son dieu tous les jours et ne pas en être écrasé ?

Manuel dit :

— Ils distinguent entre votre manifestation terrestre sous forme de simple mortel et votre nature divine, père. Thor considère en vous ces deux aspects ; vous n’êtes que le véhicule grâce auquel Krug se manifeste sur la Terre. Je vais vous montrer le texte exposant cette idée…

Krug secoua la tête.

— Pas la peine.

Serrant le cube dans ses mains crispées, il inclina la tête jusqu’à toucher du front son bureau. Un dieu ? Krug le dieu ? Krug le rédempteur ? Et ils prient tous les jours pour que je parle en faveur de leur libération ? Comment peuvent-ils faire une chose pareille ? Et moi, comment le pourrais-je ? Il lui semblait que le monde avait perdu sa solidité, qu’il dégringolait à travers sa substance en direction du centre de la Terre, en chute libre, incapable de freiner son mouvement.

Et en ce temps-là la parole de Krug retentira dans tout l’univers, et Il annoncera : « Que la Matrice et la Cuve, que la Cuve et la Matrice ne soient qu’un. » Et ainsi en sera-t-il, et en ce temps-là les Enfants de la Cuve seront rachetés, et Je les élèverai au-dessus de leurs souffrances, et ils vivront dans la gloire à jamais. Et telle fut l’alliance de Krug.

Et pour cette alliance, loué-soit-Krug.

Non. Je vous ai fabriqués. Je sais ce que vous êtes. Je sais ce que vous devez continuer à être. Comment pouvez-vous vous révolter ainsi ? Comment pouvez-vous vous attendre à ce que moi, je vous libère ?

Krug dit enfin :

— Manuel, qu’attends-tu de moi maintenant ?

— Cela dépend entièrement de vous, père.

— Mais tu as bien quelque chose derrière la tête ? Tu avais bien une idée en m’apportant ce cube ?

— Moi ? dit Manuel, d’un ton un peu trop innocent.

— Le vieux n’est pas un imbécile. S’il est assez malin pour être un dieu, il est assez malin pour percer à jour son propre fils. Tu penses que je devrais faire ce que veulent les androïdes, hein ? Que je devrais les libérer ? Que je devrais faire l’acte divin qu’ils attendent de moi ?

— Père, je…

— … vais te surprendre. Peut-être qu’ils pensent que je suis un dieu, mais moi, je sais que je ne le suis pas. Je ne donne pas d’ordres au Congrès. Si toi, ta bien-aimée androïde et tous les autres vous pensez que je peux à moi seul changer le statut des androïdes, vous feriez bien de vous mettre à la recherche d’un autre dieu. Non que je sois d’accord pour changer leur statut même si je le pouvais. Qui leur a conféré ce statut ? Qui a le premier commencé à les vendre ? Des machines, voilà ce qu’ils sont ! Des machines fabriquées synthétiquement avec de la chair ! Des machines intelligentes ! Rien de plus !