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— Vous perdez votre sang-froid, père. Vous voilà tout excité.

— Et tu es de leur côté. Tu fais partie de la conspiration. C’est un coup monté, hein, Manuel ? Tiens, va-t-en ! Retourne chez ton amie alpha ! Et tu peux lui dire de ma part, tu peux leur dire à tous que… Krug se ressaisit. Il attendit un moment que les battements de son cœur se soient calmés. Ce n’était pas ainsi qu’il devait s’y prendre, il le savait ; il ne devait pas entrer en éruption, il ne devait pas exploser, il devait agir avec précaution et en pleine connaissance de tous les faits s’il voulait se dégager de cette situation. Plus calmement, il reprit :

— Il faut que j’y réfléchisse davantage. Manuel. Je m’excuse d’avoir crié comme ça. Mais tu comprends, tu arrives comme ça, tu me dis que je suis un dieu et tu me montres la bible Krug, il y a de quoi me bouleverser, non ? Laisse-moi y penser. Laisse-moi y réfléchir, hein ? N’en parle à personne. Il faut que j’assimile la nouvelle. D’accord ? D’accord ?

Krug se leva. Il tendit le bras par-dessus son bureau et pressa l’épaule de Manuel.

— Le vieux hurle trop, dit-il. Il explose trop vite. Ce n’est pas nouveau, hein ? Écoute, oublie que j’ai crié. Tu me connais. Tu sais que je parle trop vite, parfois. Laisse-moi cette bible. Je suis content que tu me l’aies apportée. Parfois, je suis rude avec toi, mon petit, mais ça ne change rien aux sentiments. Krug éclata de rire. Ça ne peut pas être facile d’être le fils de Krug. Le Fils de Dieu, hein ? Tu ferais bien de faire attention. Tu sais ce qu’ils ont fait au dernier.

Manuel dit en souriant :

— J’y ai déjà pensé.

— Oui. Bon, eh bien, laisse-moi, maintenant. Je te ferai signe.

Manuel se dirigea vers la porte.

Krug dit :

— Embrasse Clissa de ma part. Sois un peu gentil avec elle, hein ? Si tu veux coucher avec des alphas femelles, couche avec des alphas femelles, mais n’oublie pas que tu as une femme. N’oublie pas que ton vieux voudrait bien voir ses petits-enfants. D’accord ?

— Je ne néglige pas Clissa, dit Manuel. Je lui dirai que vous avez demandé de ses nouvelles.

Il sortit. Krug mit la surface fraîche du cube contre sa joue brûlante.

Au commencement était Krug, et Krug dit : « Que les Cuves soient. » Et les Cuves furent.

Et Krug vit que cela était bien.

J’aurais dû prévoir ça, pensa-t-il.

Il avait des élancements terribles dans la tête.

Il sonna Léon Spaulding. Dites à Thor que je veux le voir immédiatement, dit-il.

34

Avec la tour approchant des 1 200 mètres, Thor attaquait la partie la plus difficile de la Construction. À cette hauteur, on ne pouvait tolérer qu’une marge d’erreur très minime dans la mise en place des blocs, et il fallait que le soudage moléculaire fût parfaitement exécuté. Aucun point faible ne pouvait subsister si les étages supérieurs devaient conserver leur résistance à la tension sous les bourrasques arctiques. Maintenant, Watchman passait journellement des heures branché sur l’ordinateur, recevant directement la lecture des palpeurs intérieurs qui vérifiaient la perfection structurelle du monument ; et chaque fois qu’il détectait la moindre erreur dans la pose d’un bloc, il ordonnait qu’on l’enlève et qu’on le remette correctement en place. Plusieurs fois par heure, il montait lui-même au sommet pour superviser l’installation ou le remplacement d’un bloc particulièrement critique. La beauté de la tour dépendait de l’absence d’une charpente intérieure sur toute son immense hauteur ; mais l’érection d’un tel monument exigeait la perfection du travail dans ses moindres détails. Il était contrariant d’être ainsi arraché à sa tâche au beau milieu de la journée. Mais il ne pouvait pas ignorer un ordre de Krug.

Dès qu’il entra dans le bureau de Krug après son saut en transmat, Krug lui dit :

— Thor, depuis quand suis-je votre dieu ?

Watchman en fut rudement secoué ; il lutta sans un mot pour se ressaisir ; voyant le cube sur le bureau de Krug, il réalisa ce qui avait dû se passer. Lilith – Manuel – oui, c’était ça. Krug semblait si calme. Il était impossible à l’alpha de déchiffrer son expression.

Watchman dit avec prudence :

— Quel autre créateur aurions-nous dû adorer ?

— Mais pourquoi adorer ?

— Quand on est dans une profonde détresse, monsieur, on souhaite pouvoir se tourner vers quelqu’un de plus puissant que soi pour trouver aide et réconfort.

— Ainsi, c’est là le rôle d’un dieu ? demanda Krug. Accorder des faveurs ?

— Accorder sa miséricorde, oui, peut-être.

— Et vous pensez que je peux vous donner ce que vous recherchez ?

— Nous prions pour qu’il en soit ainsi, dit Watchman.

Tendu, incertain, il observa Krug. Krug tripotait le cube informatif. Il l’activa, cherchant au hasard dans les écritures, lisant quelques lignes ici et là, hochant la tête, souriant, coupant enfin le contact. L’androïde ne s’était jamais senti manquer d’assurance à ce point, pas même quand Lilith l’avait séduit. Il réalisait que le destin de toute sa race dépendait peut-être du résultat de cette conversation.

Krug dit :

— Je trouve cela très difficile à comprendre, vous savez. Cette bible. Vos chapelles. Toute votre religion. Je me demande s’il est jamais arrivé à un autre homme de découvrir ainsi que des millions d’individus le considéraient comme un dieu.

— Peut-être pas.

— Et je me demande quelle est la profondeur de vos sentiments. La puissance de cette religion, Thor. Vous me parlez comme à un homme – comme à votre employeur, non comme à votre dieu. Vous n’avez jamais donné la moindre indication de ce qui se passait dans votre tête, à part une sorte de respect un peu craintif, peut-être. Et pourtant, vous étiez tout le temps aux côtés de votre dieu, hein ? Krug se mit à rire. Regardant les tavelures du crâne chauve de Dieu ? Voyant les boutons sur le menton de Dieu ? Sentant l’ail que Dieu avait mangé dans sa salade ? Que pensiez-vous de tout cela, Thor ?

— Suis-je obligé de répondre à cette question, monsieur ?

— Non. Non. N’en parlons plus. Krug se remit à fixer le cube. Watchman se tenait très raide devant lui, essayant de réprimer un tremblement soudain des muscles de sa cuisse droite. Pourquoi Krug le tourmentait-il ainsi ? Et que se passait-il à la tour ? Euclid Planner n’arriverait pas avant plusieurs heures ; la pose délicate des blocs se faisait-elle correctement en l’absence du maître d’œuvre ? Brusquement, Krug dit : Thor, êtes-vous déjà allé dans un salon de dédoublement ?

— Pardon ?

— Changement d’ego, vous savez. Dans le réseau de stase avec quelqu’un. Changer d’identité pour un jour ou deux ?

Thor secoua la tête.

— Ce n’est pas un passe-temps d’androïde.

— C’est bien ce que je pensais. Eh bien, venez changer d’ego avec moi, aujourd’hui. Krug pressa un bouton et dit : Léon, prenez-moi un rendez-vous dans n’importe quel salon de dédoublement. Pour deux personnes. Et dans le quart d’heure qui vient.

Médusé, Watchman dit :

— Parlez-vous sérieusement, monsieur ? Vous et moi… ?

— Pourquoi pas ? Vous avez peur d’échanger votre âme avec Dieu, c’est ça ? Mais vous le ferez, Thor, nom d’un chien ! Il faut que je sois au courant des faits, et avec exactitude. Nous allons changer d’ego. Le croiriez-vous si je vous disais que pour moi aussi, c’est la première fois ? Mais aujourd’hui, nous y passerons.

L’image de Spaulding apparut entre ciel et terre.